jeudi 19 avril 2012

La bombe atomique et le cinéma japonais - Vivre dans la peur

Troisième volet de ce théma sur le cinéma japonais et la bombe atomique. Avec Pluie noire, nous avons évoqué le bombardement lui-même et la lente agonie des survivants, et avec Rhapsodie en août, nous avons parlé de la mémoire de la bombe. Autre film de Kurosawa, autre approche : Vivre dans la peur interroge notre passivité vis-à-vis des armes nucléaires et du monde fou qui les produit, en mettant en scène l'effroi que devrait légitiment inspirer la perspective d'une guerre atomique.

生きものの記録 - Chronique d'un être vivant


Il s'agit du titre original, assez éloigné du titre français, comme vous pouvez le constater (生きもの, être vivant et 記録, compte rendu > chronique).

Nakajima, riche industriel et père de famille, est traîné au tribunal par ses enfants qui veulent le mettre sous tutelle pour l'empêcher de dilapider sa fortune. Dévoré par la peur d'une guerre nucléaire, le vieillard s'est déjà fait construire un abri anti-atomique sur Hokkaïdo, avant d'apprendre que des nuages radioactifs étaient susceptibles de s'y diriger. L'Amérique latine étant à ses yeux la seule région sûre du globe, sa nouvelle lubie est de partir pour le Brésil, en emmenant toute sa famille, ainsi que ses deux maîtresses et ses enfants illégitimes. Néanmoins, à l'exception de sa fille cadette, personne n'est disposé à le suivre et chacun tente de lui démontrer l'absurdité de sa panique. Afin d'inciter ses enfants à quitter le pays et l'usine qu'il a fondée et qui les fait vivre, il incendie lui-même le fruit de son labeur, ce qui lui vaut d'être interné.

Ce vieillard rongé par sa peur obsessionnelle est bien sûr pathétique. Son désir de se mettre à l'abri, lui et les siens, paraît très égocentrique, et c'est d'ailleurs ce que lui reprochent ses ouvriers après l'incendie de l'usine. Mais le voilà qui réalise soudain, hébété, qu'il a oublié d'inclure les malheureux dans son plan de sauvetage, et qui leur propose aussitôt de les emmener avec lui au Brésil. Plus humaniste qu'égoïste, c'est la terre entière qu'il voudrait sauver du désastre qu'il croit éminent. Ses enfants ont tôt fait de lui démontrer qu'aucun asile n'est sûr et qu'en cas de guerre nucléaire, tous les territoires seraient affectés. Pourtant, si ridicules et vains que soient ses projets, le seul fait d'agir lui permet de conjurer sa peur et de ne pas rester passif face à son angoisse.

Si tout le monde trouve insensé le comportement de Nakajima, il est tout de même deux hommes pour se demander s'il n'est pas au contraire le seul à être raisonnable : le dentiste appelé à arbitrer la querelle entre père et enfants, et le psychiatre qui surveille l'interné. L'un comme l'autre se demandent s'il ne serait pas plus normal que tous tremblent devant les risques qu'engendre l'arme atomique, et si la tranquillité des hommes ne vient pas de leur profonde inconscience. Qui est le plus fou ? Celui qui craint la bombe ou ceux qui fabriquent un arsenal susceptible de détruire la planète ? Celui qui se démène pour trouver une solution, même mauvaise, ou ceux qui oublient qu'il y a un problème et qui ne protestent contre aucun excès ? Par la folie de Nakajima, Kurosawa révèle notre inquiétante indifférence. Accessoirement, il laisse entrevoir que la révolte individuelle et solitaire, dès lors qu'elle se heurte aux normes sociales, est vouée à l'échec et à l'écrasement, comme l'a montré Henri Laborit dans Eloge de la fuite.

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La prochaine fois, je vous parlerai de Rêves, pour un dernier rendez-vous avec Kurosawa et l'atome.

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