lundi 20 août 2012

Celui qui parle ne sait pas

J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer la sagesse orientale à travers quelques proverbes japonais. Il s'agissait alors de voir comment l'étroitesse de nos connaissances et de notre conscience limite et déforme notre vision du monde. Néanmoins, il ne faut pas voir là une invitation à courir le monde comme un fou pour tenter de tout voir, ou à dévorer des bibliothèques entières pour essayer de tout savoir. L'histoire de la grenouille incite plutôt à l'humilité, à une prise de conscience de nos limites et de notre appartenance à un tout qui nous dépasse. Le savoir en lui-même, en revanche, fait l'objet d'une certaine défiance (qu'on retrouve dans d'autres cultures, y compris la nôtre), car il est souvent superficiel et bavard. C'est ce qu'illustre le kotowaza suivant :


知る者は言わず、言う者は知らず (しるものはいわず、いうものはしらず)


D'abord un petit mot à mot :

知る (しる) : savoir, un verbe très courant.
者 (もの) : la personne, celui qui
は marque ici le sujet
言わず (いわず), équivalent en langue classique de 言わない, et qui veut donc dire ne pas parler
言う (言う) : dire, parler
知らず (しらず) : équivalent en langue classique de 知らない, ne pas savoir

Cela donne donc : "Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas". C'est quelque chose que l'on retrouve mot pour mot chez Lao-tseu (chap. 56), et c'est donc là qu'il faut situer l'origine de ce proverbe. Il signifie que ceux qui ont une connaissance approfondie des choses n'en parlent pas à la légère, car ils sont conscients de leur complexité et de ce qu'ils ignorent encore, à l'image de Socrate (Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien). A l'inverse ceux qui parlent de tout avec beaucoup d'assurance sont souvent ceux qui n'ont qu'une connaissance superficielle des choses. Encore une fois, "connaissance" et "savoir" ne signifient pas ici "érudition" mais plutôt "sagesse".


見猿、聞か猿、言わ猿 : les trois singes de la sagesse

 

 

Tôshôgu, Nikkô

Le proverbe que nous venons de voir fait penser à ces trois singes que l'on peut voir notamment à 日光 (にっこう). Leurs noms constituent un jeu de mots entre la négation en langue classique ざる et さる (猿、singe), que nous avons déjà croisé dans un autre kotowaza.

  • 見猿 (みざる) : celui qui ne voit pas ;
  • 聞か猿 (きかざる) : celui qui n'écoute pas ;
  • 言わ猿 (いわざる) : celui qui ne parle pas.

Nous avons donc un singe qui ne voit rien, qui écoute et qui parle, un autre qui n'écoute rien, mais qui voit et parle, et un troisième qui voit, écoute... et ne parle pas. Car comme nous venons de le voir, celui qui sait ne parle pas.

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Si l'on en revient à Lao-tseu, la sagesse, le véritable savoir, c'est de prendre conscience de la voie, et de lâcher ainsi tout vain savoir, bavard et inutile :

Abandonne l'étude et par là le souci (...)
Chacun s'échauffe et se dilate (...)
Moi seul demeure en paix, imperturbable
Comme un petit enfant qui n'a pas encore ri (...)
Chacun amasse et thésaurise
Moi seul je parais démuni
Quel innocent je fais !
Quel idiot je suis !
Chacun paraît malin, malin,
Moi seul me tais, me tais (...)
A chacun quelque affaire
Moi seul je m'en abstiens (...)
Pourquoi si singulier ?
Je sais têter ma Mère [le Tao].

(Lao-tseu, La voie et sa vertu, chap. 20, trad. de François Houang et Pierre Leyris)

Sur ce, bonne méditation. またね。

Index en romaji : mizaru, kikazaru, iwazaru, nikko, shiru mono ha iwazu, iu mono ha shirazu

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