mercredi 22 novembre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 86 : 嘆けとて


Saigyô (西行法師, le moine Saigyô) est sans doute le poète classique le plus renommé : mieux représenté que quiconque dans le Shin Kokinshû, il devient après une cinquantaine d'années de pérégrinations l'image même de l'ascète errant sur les chemins, précédant en cela Bashô, qui le considérait comme l'un de ses maîtres. Son anthologie de poèmes, le Sankashû, a été partiellement traduite en français (1). Il existe également à son sujet un Saigyô monogatari, que R. Sieffert a traduit sous le titre de "La légende de Saigyô" (2).

Ce poème, publié avec 266 autres de sa plume dans le Senzaishû (n° 926), compilé par son ami Shunzei, est généralement considéré comme un poème d'amour, avec pour sous-thème la lune, même si certains avancent d'autres hypothèses. J'y reviendrai un peu plus loin.

嘆けとて
月やはものを
思はする
かこち顔なる
わが涙かな

なげけとて つきやはものを おもわする かこちがおなる わがなみだかな


嘆けとて : 嘆け est la meirei-kei (forme impérative) de 嘆く (pleurer, se lamenter), と marque la citation ; le verbe 言う (dire) est ici sous-entendu. C'est la lune personnifiée (2e vers) qui donnerait cet ordre étrange : "pleure, lamente-toi" ; la conjonction て lie ce premier vers au suivant, comme si on avait 嘆けと言って...
月やはものを思はする : 月, la lune ; やは dénote une question ironique ("serait-ce... ? non, ce n'est pas ça"). Cette particule est grammaticalement liée à する, rentai-kei de す, un verbe auxiliaire qui suit ici 思は, mizen-kei de 思ふ (penser) ; す est un causatif, avec une notion d’intentionnalité (faire faire, de manière volontaire). ものを思ふ désigne le fait d'être pensif, tourmenté. Le poète se demande donc si c'est la lune qui le rend aussi pensif, tourmenté et malheureux (lui ordonnant de pleurer). Et il conclut que ce n'est pas cela (la question et la réponse négative étant tout entière contenue dans le やは !) ;
かこち顔なる : かこち顔, un air sombre, morose, déprimé (かこつ, se plaindre, se lamenter, 顔, le visage) ; なる est la rentai-kei de なり qui aurait ici la fonction d'adjectif verbal, avec le sens de "présenter un visage sombre, plaintif", voir "plein de ressentiment". Même si la lune n'est pas responsable de son tourment, c'est vers elle que le poète tourne sa plainte et ses larmes, comme si tout était de sa faute ;
わが涙かな : わが, ici "mes" ; 涙, larmes ; かな marque l'émotion (ouf, enfin un vers facile !)

Ah vous dirais-je maman, la cause de mon tourment ? Toute la question est de savoir quelle est la nature réelle de cette plainte. Au-delà de l'explication classique, certains commentateurs voient une plainte d'ordre philosophique, sur le modèle du poème 23). Saigyô étant un moine bouddhiste, Jean-Noël Robert pense que la plainte porte sans doute sur son trop grand attachement au monde phénoménal (3). D'autres encore y voient simplement l'influence du poète chinois Bai Juyi (Po Chu-i). Je ne me risquerai pas à trancher cet épineux débat.

"Pleure et gémis !" 
Serait-ce la lune qui 
me rend si pensif ?
Non, mais c'est elle que blâment
mon visage et mes larmes


(1) Vers le vide : Poèmes présentés, traduits du japonais et commentés par Hiromi Tsukui et Abdelwahab Meddeb, chez Albin Michel - 114 poèmes ; Poèmes de ma hutte de montagne, traduits par Cheng Win Fun et Hervé Collet, chez Moundarren
(2) Publié chez Tama Pof en 1996. Dans la préface de cet ouvrage, R. Sieffert écrit que "la traduction [du Sankashû] est désormais achevée" et qu'il ne reste plus qu'à en "entreprendre la publication intégrale". A ma connaissance, cela n'a jamais été fait... Ah ! comme j'aimerais mettre la main sur tous les brouillons de R. Sieffert !
(3) Jean-Noël Robert, conférence du 10 janvier 2017 au Collège de France, chaire de philologie de la civilisation japonaise. 

Index en romaji : nageke to te tsuki yaha mono wo omohasuru kakochi-gao naru waga namida kana

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour

comment fait on pour rechercher un haiku en particulier, car ils ne sont listés nuls part?
je suis tombé récemment sur un animé de makoto shinkai ( garden of words) et j 'ai entendu ceci:

Narukami no sukoshi toyomite

Sashi komori

Ame mo furanu ka?

kimi wo todomemu

j ai la traduction grâce aux sous titres mais pas d'explication...

Grondèle le tonnerre
s'offusque le ciel et tombe la pluie
ainsi pourrais je te retenir

Qui est l'auteur, la traduction est elle correcte?
merci pour votre réponse

Lili a dit…

Voilà une question qui m'a demandé un peu de travail. Pour commencer, il ne s'agit pas d'un haïku (forme courte en 17 syllabes) mais d'un waka (ou tanka, forme en 31 syllabes). Comme il est difficile de faire quoi que ce soit à partir d'un texte en romaji, j'ai cherché le texte en japonais, ce qui m'a permis de trouver l'auteur. Il s'agit du grand poète 柿本 人麻呂 (Kakinomoto no Hitomaro) et ce poème apparaît dans le Man'yôshû (n° 2513). Le texte initial (en man'yogana) est généralement retranscrit ainsi :

鳴る神の 少し響みて 差し曇り 雨も降らぬか 君を留めむ
なるかみの すこしとよみて さしくもり あめもふらぬか きみをとどめむ

En traduisant littéralement et sommairement cela donne :
Le tonnerre (鳴る神/divinité du tonerre) gronde (響み) un peu (少し), le ciel est couvert de nuages (差し曇り), la pluie aussi (雨も) ne va-t-elle pas tomber (降らぬか) ? J'aimerais te retenir (君を留めむ)...(sous-entendu, si la pluie se mettait à tomber, j'aurais un prétexte pour te retenir)

Pour trouver les références d'un poème japonais, on peut difficilement faire l'économie d'une requête... en japonais :-)

Anonyme a dit…

Waouh!! merci beaucoup!!!

en fait je n'étais pas assez précis dans ma demande:

"comment fait on pour rechercher un haiku en particulier, car ils ne sont listés nuls part?"

cela concernait votre blog...je cherchais une fonction recherche ou un index..

encore merci pour toutes ces précisions!

M. a dit…

Wooow merci !