vendredi 24 février 2012

Les toilettes vues par Tanizaki (2/3)

Junichiro Tanizaki
Voilà le second volet de ma série sur les toillettes japonaises, consacré cette fois à l''écrivain Junichiro Tanizaki (谷崎 潤一郎), qui a rédigé sur l'esthétique japonaise un magnifique essai, l'Eloge de l'ombre (trad. René Sieffert). Il y fait sur plusieurs pages l'éloge des lieux d'aisance de sa patrie. Néanmoins, ne nous méprenons pas. Les toilettes traditionnelles dont il parle ici diffèrent encore de celles que j'évoquais hier






Dans un Japon en pleine modernisation et occidentalisation, il évoque avec nostalgie les toilettes telles qu'on pouvait encore les trouver dans les temples, à l'écart des bâtiments et entrouvertes sur l'extérieur :

"Chaque fois que [...] l'on me montre des lieux d'aisance construits à la manière de jadis, semi-obscurs et pourtant d'une propreté méticuleuse, je ressens intensément la qualité rare de l'architecture japonaise. [...] Il n'est, pour apprécier pleinement cet agrément [se soulager], d'endroit plus adéquat que les toilettes de style japonais, d'où l'on peut, à l'abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l'azur du ciel et le vert du feuillage. Au risque de me répéter, j'ajouterai d'ailleurs qu'une certaine qualité de pénombre, une propreté absolue et un silence tel que le chant d'un moustique offenserait l'oreille, sont des conditions indispensables.

Il insiste sur la dimension poétique du lieu, qui contrecarre le prosaïsme de ce que l'on y fait :

"C'est l'endroit le mieux fait pour goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons, et les poètes de haïkaï ont dû trouver là des thèmes innombrables. Aussi n'est-il pas impossible de dire que c'est dans la construction des lieux d'aisance que l'architecture japonaise atteint aux sommets du raffinement. Nos ancêtres, qui poétisaient toute chose, avaient réussi paradoxalement à transmuer en un lieu d'ultime bon goût l'endroit qui, de toute la demeure, devait par destination être le plus sordide et, par une étroite association avec la nature, à l'estomper dans un réseau de délicates associations d'images."

Il dénonce l'attitude occidentale, en lui opposant celle des japonais :
"Comparée à l'attitude des Occidentaux qui, de propos délibéré, décidèrent que le lieu était malpropre et qu'il fallait se garder même d'y faire en public la moindre allusion, infiniment plus sage est la nôtre, car nous avons pénétré là, en vérité, jusqu'à la moëlle du raffinement."

Il admet tout de même que l'éloignement de telles toilettes est un inconvénient lorsqu'on doit s'y rendre de nuit, et qu'on risque d'y prendre froid en plein hiver. 

Puis il poursuit son analyse en notant que si ces toilettes traditionnelles, sans faïence ni carrelage, sont idéales dans les temples où elles font l'objet d'un entretien méticuleux, elles sont moins adaptées aux maisons ordinaires, parce qu'il est plus difficile d'en maintenir la propreté :
Voilà pourquoi l'on se résout, un beau jour, à faire poser du carrelage et installer une cuvette à chasse d'eau, équipement certes plus hygiénique et d'un entretien plus facile, mais qui n'a plus, en revanche, le moindre rapport avec le "raffinement" ou "le sens de la nature". Placé dans une lumière crue, entre quatre murs tirant sur le blanc, l'on aura perdu toute envie de se complaire dans la fameuse "satisfaction d'ordre physiologique" du maître Sōseki. Il est vrai que toute cette blancheur est d'une propreté on ne peut plus évidente, mais la question est de savoir s'il fallait vraiment donner tant de soin à l'endroit destiné à recueillir les déchets de notre corps. [...] C'est un total manque d'éducation que d'éclairer pareil lieu d'une façon aussi tapageuse.

Il conclut en expliquant qu'il a refusé de mettre du carrelage dans ses propres toilettes, préférant le camphrier, mais qu'il a dû renoncer, la mort dans l'âme, à faire poser une cuvette en bois.

****

Lorsque Tanizaki écrit cet essai, sur lequel je reviendrai un jour, il sent que les goûts de ses compatriotes sont en train de changer, dans ce domaine trivial comme dans beaucoup d'autres plus importants. Depuis, les Japonais semblent avoir complètement adopté, voire outrepassé l'hygiénisme occidental, la honte vis-à-vis de certaines choses du corps, et le penchant pour les éclairages "tapageurs", qui réduisent à néant la pénombre tant aimée de l'auteur. Pas de doute, Tanizaki détesterait les ウォシュレット de Toto, et ne se reconnaîtrait plus guère dans le Japon contemporain, lequel a néanmoins d'autres charmes...

4 commentaires:

Bidib a dit…

Merci pour cet article. C'est amusant de voir l'éloge d'un lieu comme celui-ci :)
Cela me fait penser, que même en occident il y a bien des siècles, on vivait le lieu d'aisance tout autrement ! Il était pour les romains un lieu privilégié pour des débats politiques animés.
Mais revenons au présent, les toilettes semblent occuper dans la culture une place bien plus importante que dans la notre, ou du moins bien moins tabou. Je ne me souviens pas d'avoir vu dans des BD ou dessenins-animés occidentaux le héros aller au pêti coin. Alors que dans le manga c'est récurent ^^
Il me semble d'ailleur avoir lu un article sur le sujet...
Pour ce qui est de la littérature, je n'ai pas lu assez d'auteur japonais pour avoir un avis.

Lili a dit…

Merci pour ce commentaire. C'est vrai que cela apparaît beaucoup dans le manga. On a souvent vu Naruto pris de coliques, et c'est un thème récurrent dans le Vagabond de Tokyo. C'est sans doute plus présent dans le manga que dans la littérature. Peut-être parce qu'ils sont destinés (pour certains du moins) à un public plus jeune ou moins sérieux ? En revanche, je ne rappelle d'allusions à cela avec des personnages féminins. Si quelqu'un a des exemples...

Bidib a dit…

c'est vrai que j'ai plein d'autres exemples, mais ce ne sont que des personnages masculins...
En revanche j'ai quelque chose d'origoinal à proposer ;)
http://youtu.be/Z2VoEN1iooE

Lili a dit…

Effectivement, c'est surprenant ! En plus c'est une belle chanson et les paroles sont assez faciles à comprendre. Ça doit être du vécu, on invente pas une chose pareille !