lundi 19 mars 2012

La bombe atomique et le cinéma japonais

Les amateurs de shônen ont sans doute constaté que la moindre explosion un peu violente prend vite la forme d'un champignon nucléaire, image omniprésente dans la culture japonaise. Si les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki ont bouleversé et annihilé bien des vies, ils ont également exercé une profonde influence sur l'art japonais en général, et sur le cinéma en particulier. J'ai déjà évoqué, dans mon billet sur Nagasaki, le cynisme politico-militaire qui a conduit à utiliser l'arme nucléaire sur ces deux villes. Je n'y reviendrai donc pas. Je veux simplement montrer comment ce thème a été traité dans le cinéma japonais, à travers quelques exemples choisis parmi les nombreux films consacrés à ce sujet. Mais avant d'entamer le premier volet de cette série avec Pluie noire, de Shôhei Imamura (今村昌平), nous allons faire un petit détour par la France.

Hiroshima mon amour


Quoique très présentes, la bombe et ses conséquences sont loin d'être les seuls éléments de ce film magnifique, à mes yeux l'un des deux plus grands chefs-d'œuvre d'Alain Resnais (avec Mon oncle d'Amérique). Si j'en parle ici, c'est à cause des toutes premières minutes du film, qui voient défiler, sans commentaire, des images brutes et brutales de corps fondus, calcinés, déformés, une souffrance sans cris, insoutenable. J'avais déjà vu d'innombrables documentaires sur la Shoah. Mais lorsque j'ai découvert ce film, j'ai réalisé que je n'avais encore jamais vu d'images des victimes d'Hiroshima et de Nagasaki. J'avais entendu parler de ce bombardement comme d'un mal nécessaire, j'avais vu des images du champignon cauchemardesque provoqué par l'explosion, mais rien de semblable aux documentaires sur les camps de concentration. Je me suis interrogée sur cette différence de traitement. Le travail de mémoire sur la Shoah est-il plus intense par que le drame était plus proche et que la France en a été complice ? Ou parce que le génocide est le crime d'un vaincu, l'Allemagne nazie, alors qu'Hiroshima et Nagasaki sont les crimes d'un vainqueur, les Etats-Unis ? Toujours est-il que je suis reconnaissante à Resnais de m'avoir ouvert les yeux avec ce film qui prétend, paradoxalement, qu'il est impossible de véritablement parler de ce drame : "Tu n'as rien vu, à Hiroshima."

Pluie noire (黒い雨)


Le film commence quelques minutes avant le bombardement d'Hiroshima. On a tout juste le temps d'apercevoir l'héroïne, Yasuko. Puis c'est le parachutage de l'engin de mort, l'éclair, le souffle de l'explosion, le feu et l'horreur. Quelques instants après une étrange pluie noire tombe sur Yasuko, alors éloignée du drame. Celle-ci revient en ville retrouver son oncle et sa tante. Tous trois tentent de rejoindre l'usine de l'oncle par une traversée cauchemardesque de la ville détruite, où errent des zombies brûlés et déformés. Partout, des corps déformés, fondus, carbonisés, à peine humains jonchent le sol. Une mère hébétée caresse machinalement le corps calciné de son bébé.
Cinq plus tard, Yasuko est devenue une magnifique jeune fille. Son oncle malade, qui doit ménager sa santé comme tous les irradiés, cherche à la marier afin de garantir son avenir. Pourtant, malgré tous les certificats de bonne santé, personne ne veut de la jeune femme. Autour de Yasuko et de son oncle, les victimes de l'Eclair (pika) meurent tour à tour, chacun guettant anxieusement l'apparition des signes dans son propre organisme. Bientôt la tante de Yasuko est touchée, puis la jeune fille elle-même. Le film s'achève sur le visage de l'oncle, qui espère vainement un miracle pour sa nièce.

Les scènes de traversée de la ville dévastée sont saisissantes et le réalisateur y revient sans cesse, à travers les souvenirs de l'oncle. Imamura montre les morts plus ou moins lentes de tous ceux qui n'ont pas été tués sur le coup, et dont la vie condamnée ne tend vers aucun avenir. Il dénonce l'ostracisme dont ont été victimes les hibakusha. Yasuko renonce bien avant son oncle à se marier : elle ne croit pas à sa propre survie, et plus encore elle ne se sent pas libre en présence de ceux qui se détournent de la catastrophe et de ses victimes. C'est aux côtés du pauvre Yuichi, que la guerre a rendu partiellement fou, qu'elle se sent le mieux. Avec lui, elle n'a pas besoin de cacher son drame, d'affecter une bonne santé à laquelle elle ne croit plus. Le personnage de l'oncle est plus émouvant encore que celui de la nièce, lui qui le premier a ressenti les symptômes et qui pourtant mourra le dernier, tentant vainement et sans relâche d'insuffler de l'espoir à celle qui n'en a plus.

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Voilà un sujet qui n'est pas très gai, mais qui fait pleinement partie de l'histoire et de la culture japonaise. Si ce vécu douloureux n'a pas empêché l'aberrante installation de centrales nucléaires dans un pays sans cesse menacé par les séismes et les tsunami, il n'en est pas moins ravivé aujourd'hui par la catastrophe de Fukushima. Les irradiés de Fukushima seront-ils frappés du même ostracisme que les survivants d'Hiroshima ? L'histoire des uns servira-t-elle les autres ? La connaissance et l'expérience peuvent-ils venir à bout des préjugés et conduire à plus d'humanité ?

Le prochain épisode de cette série sera consacré au Rhapsodie en août d'Akira Kurosawa, tout aussi intéressant, mais beaucoup plus léger.

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