Comme Oda Nobunaga, Kinoshita Hideyoshi est un homme de l'Owari (né en 1537), mais à la différence de son prédécesseur et maître, il est le fils d'un fantassin de dernier ordre, un paysan, et Shiba le décrie volontiers errant sur les routes, le ventre vide, sauvé de temps à autre par son visage simiesque qui distrait des hommes plus fortunés (d'où le surnom de Singe que lui donne ensuite Nobunaga). Il entre d'abord au service d'un vassal d'Imagawa Yoshimoto (dans la province du Suruga), avant de rejoindre Nobunaga. C'est grâce à ce dernier, capable de reconnaître les mérites des hommes sans se soucier de leur naissance, que va commencer son ascension.
Loyal et habile serviteur de Nobunaga, Hideyoshi change de nom et prend celui d'Hashiba en 1573. En 1582, il est en train de combattre les Mori dans le Chûgoku quand son maître est assassiné par Akechi Mitsuhide. Prenant de court tous les candidats à la succession, à commencer par son principal rival, Shibata Katsuie, il conclut une trêve avec les Mori pour aller venger Nobunaga, acquérant ainsi une légitimité qui lui manquait. Shibata Katsuie, qui tente néanmoins de s'imposer ensuite, est défait. Ieyasu, allié à l'un des fils de Nobunaga, défie lui aussi Hideyoshi, mais la paix est vite conclue entre les deux hommes. Le futur shôgun Tokugawa, pensant que son heure n'est pas encore venue, préfère attendre.
Pour asseoir plus fermement sa légitimité, Hideyoshi s'appuie sur les titres décernés par une cour impériale qu'il contrôle complètement. Grand rapporteur ou kampaku (関白、かんぱく) en 1585, il prend l'illustre nom de Fujiwara, avant de choisir, un an plus tard, celui de Toyotomi. Par la négociation, par la menace ou par les armes, il parvient à unifier tout le territoire : en 1587, les Shimuza de Kyûshû se soumettent, et les Hôjo du Kantô sont écrasés en 1590.
Hideyoshi peut alors développer un nouveau système politique. Si les fiefs demeurent sous le contrôle de ses vassaux, il se constitue partout des réserves sous son administration directe, et met régulièrement à contribution les ressources et les hommes des provinces pour la réalisation de grands travaux ou de campagnes militaires. Par ailleurs, même ses vassaux les plus importants n'ont pas voix au chapitre concernant sa politique. Ce n'est qu'à la toute fin de sa vie, pour essayer de consolider sa succession, qu'il va mettre en place un conseil.
S'il se préoccupe bien sûr de son autorité sur les daimyos, Hideyoshi cherche aussi à accroître son contrôle sur les paysans, dont les révoltes et la recherche d'autonomie ont fortement contribué à la chute des Ashikaga. Pour cela, il établit un cadastre (太閤検地、たいこうけんち, cadastre du grand rapporteur retiré) pour améliorer la perception des impôts et interdit aux paysans de posséder des armes (刀狩り ,かたながり, litt. chasse aux sabres). En faisant miroiter que les armes collectées serviront à fondre les clous d'un nouveau grand bouddha, il persuade les paysans qu'ils travaillent pour leur salut et pour la tranquillité générale. Ainsi cet homme qui a brisé toutes les barrières sociales établit-il entre paysans et guerriers une nette séparation de classe qui sera consolidée par les Tokugawa.
En 1592, il cède son titre de Kampaku à son fils adoptif Hidetsugu, tout en continuant à exercer la réalité du pouvoir en tant que grand rapporteur retiré (太閤、たいこう). La même année, il tente pour la première fois d'envahir la Corée, espérant de là conquérir la Chine. Une seconde expédition a lieu en 1597. La Chine finit toujours par repousser les attaques que la seule Corée ne peut endiguer. Mais ces campagnes ravagent le pays, et la brutalité des soldats japonais alimentent chez les coréens un ressentiment durable, tandis que des dizaines de milliers d'entre eux sont déportés vers l'archipel. Malgré son échec, cette première occupation servira ensuite de justification aux prétentions des nationalistes japonais sur la Corée.
Hideyoshi s'inquiète aussi de l'influence du christianisme et s'interroge sur les véritables intentions des grandes nations chrétiennes. Pour conjurer toute vélléité de conquête, il confisque Nagasaki aux jésuites (1588) et donne un ordre d'expulsion des prêtres. En 1597, il ordonne l'exécution de 26 chrétiens, essentiellement franciscains, à Nagasaki. Néanmoins, cet acte de persécution reste isolé et les relations commerciales avec l'Europe ne sont pas interrompues. L'heure de la fermeture du pays n'est pas encore venue.
Quelques années auparavant (1593), Hideyoshi avait enfin donné naissance à un fils, Hideyori. Préférant cet enfant issu de son sang à celui qu'il avait adopté, il contraint Hidetsugu au suicide pour prévenir toute querelle d'héritage. Confiant à un conseil de cinq Anciens (五大老、ごたいろう) et cinq Préfets (五奉行、ごぶぎょう) le soin de veiller sur sa descendance, il meurt de maladie en 1598. Néanmoins, s'il a réussi, par sa persévérance et son intelligence, à unifier le Japon sous son autorité, il échoue à préserver son héritage. Le pouvoir des Toyotomi s'éteint avec lui et c'est au tour de Tokugawa Ieyasu (un des cinq Anciens) d'occuper le devant de la scène.
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L'affection que porte Shiba Ryôtarô à Hideyoshi ne semble pas pleinement partagée par les Japonais, qui lui préfèrent apparemment Nobunaga. On lui reproche non seulement ses expéditions en Corée, mais aussi d'avoir contraint au suicide, sans que l'on sache bien pourquoi, un célèbre maître de thé, Sen no Rikyû. De plus, aucune mort prématurée ne vient l'auréoler d'une dimension romantique. Hideyoshi a eu le temps d'accomplir son dessein et d'exercer longuement le pouvoir, révélant ainsi sa part d'ombre. Son destin et son intelligence n'en sont pas moins exceptionnelles.
Sources :
Histoire du Japon des origines à nos jours, sous la dir. de Francine Hérail, Hermann, 2010
Dictionnaire historique du Japon, coll., Maisonneuve et Larose, 2002.
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