lundi 3 novembre 2014

Hyakunin isshu, poème n°20 : わびぬれば



Voilà un poème d'amour brûlant et tourmenté du Prince Motoyoshi (元良親王, Motoyoshi Shinnô), connu pour son amour des femmes et mentionné dans les Contes de Yamato (1). D'après le Gosenshû (n° 961), ce galant s'éprit d'une des favorites de l'empereur retiré Uda. Cet amour interdit ayant été découvert, les amants durent se séparer. C'est alors que Motoyoshi envoya ce poème à sa belle.


わびぬれば
今はたおなじ
難波なる
みをつくしても
逢はむとぞ思ふ

わびぬれば いまはたおなじ なにわなる みをつくしても あわんとぞおもう



わびぬれば: わび, renyou-kei de わぶ qui évoque les tourments d'un cœur brisé, notamment face à l'adversité ; ぬれば est composé de ぬれ, izen-kei de l'auxiliaire verbal ぬ (achèvement, action accomplie) et de la particule ば, qui indique ici la cause : on pourrait traduire "parce que mon cœur est brisé";
今はたおなじ : maintenant. Désigne la situation présente, c'est-à-dire la relation découverte et brisée, la rumeur qui se propage et la réputation des deux amants mise à mal ; はた est un équivalent de また (plus encore) ; おなじ : le même. Toute la question est de savoir à quoi se rapporte おなじ. Et là, les avis divergent. Pour certains, cela se rapporte à la réputation du prince ou du couple (peu importe ce que les autres pourront dire, je veux te revoir), pour d'autres, cela concerne la vie du prince (peu importe ce qui m'arrivera, je veux te revoir). Dans les deux cas, le vers signifie en somme : "au point où on en est, quoi qu'il arrive encore, peu importe" ;
難波なる : 難波, ancien nom de la baie d'Osaka ; なる : équivalent de にある, donc "dans la baie d'Osaka, il y a..." ; 
みをつくしても : c'est là qu'arrive le jeu de mots qui tue (le malheureux traducteur). みをつくしても peut s'écrire : 身を尽くしても, ou 身 signifie corps, vie, et surtout "soi" et 尽くす s'épuiser, détruire, le ても ayant le sens de "même si". On obtient donc quelque chose du genre : "même si je dois y épuiser toutes mes forces", autrement dit "même si je dois en mourir". Mais みをつくし a un autre sens : c'est le nom d'une sorte de panneau de signalisation qu'on trouve dans la baie d'Osaka pour indiquer aux bateau le chemin à suivre. Cela ressemble à ça :


Si on relie みをつくし à ce qui précède (難波なる), on parle de ce poteau. Si on le relie à ce qui suit, on parle de la vie de l'amant. Quel est le rapport entre les deux ? Je pense que seule l'analogie sonore est intéressante ici. Il s'agit juste d'une façon détournée et habile de laisser entendre un message, en toute ambiguïté, comme cela était fréquent à l'époque.
逢はむとぞ思ふ  : 逢は est la mizen-kei de 逢ふ, rencontrer ; む exprime la volonté, le désir ; と se rapporte à 思ふ (rentai-kei), penser et ぞ est une particule emphatique : "je veux te revoir".

Ce poème m'a donné bien du fil à retordre. Le premier vers n'était pas facile, mais le second s'est avéré infernal. Pour analyser et comprendre les poèmes du Hyakunin isshu, je m'appuie sur un certain nombre de sites japonais (par exemple, celui-ci), qui se sont donnés pour mission d'expliquer ces tanka à leurs compatriotes. Et oui, même pour un Japonais, ce n'est pas évident de comprendre la poésie de l'ère Heian, de même qu'il n'est pas facile pour nous de lire Chrétien de Troyes. Tout va bien lorsque mes sites de référence sont d'accord entre eux sur la façon de comprendre le poème. Mais lorsqu'ils donnent des explications divergentes, cela devient plus compliqué. Au final, je vous propose la traduction suivante :

Ma détresse est telle
que peu m'importe désormais
ce qui adviendra
même si je dois y perdre la vie
je veux te revoir.

Où est passée la baie de Naniwa, me direz-vous ? Et bien je suis permis de l'escamoter, parce que je ne savais que faire de cet élément encombrant, étranger au sens du poème. R. Sieffert lui-même n'y fait pas la moindre allusion dans sa traduction. Je me suis dit que si le maître s'était libéré de cette contrainte, je pouvais bien m'en libérer aussi.

(1) Il est difficile de donner des références précises, car si beaucoup avancent que Motoyoshi est cité dans le Yamato monogatari ou dans le Konjaku monogatari, personne ne précise de quels épisodes il s'agit. Dans sa traduction des Contes de Yamato, R. Sieffert donne un certain nombre de noms, mais beaucoup de personnages ne sont désignés que par leur titre (comme dans l'original), ce qui ne simplifie pas l'identification. Si je suis les explications de divers sites japonais comme celui-ci, le Prince Motoyoshi serait le Prince Directeur aux Affaires militaires (故兵部卿の宮) que l'on retrouve notamment aux épisodes 90 et 139. 

2 commentaires:

Tetsuya a dit…

難波なる みをつくし(澪標)ても c'est un jeu de mot et ne cherche pas à comprendre...

Lili a dit…

Raison de plus pour ne pas chercher à le traduire, alors.

Au fait, Tetsuya, que deviens-tu ?