mardi 5 août 2014

Hyakunin Isshu, poème n° 14 : 陸奥の



Voici un poème d'amour de Minamoto no Tôru, alias Kawara no Sadaijin (河原左大臣), petit-fils d'empereur et "ministre de la gauche" (ce qui n'a rien à voir avec une quelconque appartenance politique, c'est le titre d'un des plus hauts postes de l'Etat). Kawara no Sadaijin, ami des plus grands poètes et incarnation de l'élégance à la cour, est l'un des modèles possibles de Hikaru Genji, le héros du Dit du Genji de Murasaki Shikibu. Ce poème, publié dans le Kokinshû (n° 724) avec une variante, est reproduit à l'identique dans les Contes d'Ise (chap. I).

陸奥の
しのぶもぢずり
誰ゆゑに
乱れそめにし
われならなくに


(みちのくの しのぶもじずり たれゆえに みだれそめにし われならなくに)

陸奥の : Michinoku (ou Mutsu) désigne une région correspondant au flanc Pacifique de l'actuel Tôhoku. La capitale étant Heian (Kyôto), l'extrémité de l'axe principal de circulation se situait dans le Kantô. Au-delà, ce sont les terres (陸) profondes (奥) et lointaines ; の marque le complément de nom ;

しのぶもぢずり : le vers tout entier désigne une technique de teinture (ずり, imprimer) de vêtement, spécialité de Shinobu, dans la région d'Iwashiro (aujourd'hui Fukushima), qui fait donc partie du Michinoku, 陸奥. Cette technique utilise des motifs enchevêtrés de fougères, également appelées しのぶ. しのぶ évoque aussi le verbe 忍ぶ、cacher, dissimuler, et donc les sentiments tapis au fond du cœur. Ce triple sens (lieu - motif de fougères enchevêtré - sentiments cachés) introduit 乱れ au 4e vers : le désordre des motifs imprimés est à l'image de la confusion des sentiments tapis dans le cœur du poète ;

誰ゆゑに : 誰, "qui ?". ゆゑ se lit ゆえ et signifie cause, raison, に, à : "A qui la faute ?", "à cause de qui ?" ;
 
乱れそめにし : 乱れ, renyou-kei de 乱る (乱れる en langue moderne), jeter le trouble, la confusion, être en désordre. Il y a un jeu de mots sur そめ (renyou-kei), qui peut s'écrire 染め (teindre), renvoyant ainsi à しのぶもぢずり, ou 初め (commencer). Associé à 染め, 乱れ désigne le désordre des motifs sur le tissu (lesquels évoquent, comme nous l'avons dit, les désordres du cœur). 乱れ初め signifie plutôt "commencer à semer le trouble" . に est la renyou-kei de l'auxiliaire verbal ぬ (achèvement) et し est la rentai-kei, en langue classique, est la rentai-kei de l'auxiliaire き (passé) ;

われならなくに : われ, je ; なら est la mizen-kei de なり (équivalent ici de だ、である) ;なくに est une forme complexe (1) qui exprime ici une concession incluant une négation (équivalent à ないことなのに, "bien que ce ne soit pas"). L'ensemble signifie en somme "puisque ce n'est pas moi (sous-entendu, c'est donc toi)", répondant à la question, "à qui la faute ?".

Les nombreux double sens rendent la traduction périlleuse. Je vous propose la solution suivante :

Ce désordre dans mon cœur
semblable aux imprimés
de Shinobu en Michinoku
qui donc l'a fait naître ?
Ce n'est pourtant pas moi...


(1) Pour l'explication détaillée, cf. Classical japanese, a grammar, Haruo Shirane, 6.1 C, p. 68

Index en romaji : michinoku no shinobu moji-zuri dare yue ni midare somenishi ware naranaku ni

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