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jeudi 26 avril 2018

Hyakunin isshu, poème n° 100 : 百敷や


Le Hyakunin isshu s'achève sur un poème de l'empereur Juntoku (順徳院), 84e empereur du Japon et 3e fils de Gotoba, auteur du poème 99. Juntoku a soutenu son père dans sa tentative de rébellion contre le shôgun et de restauration du pouvoir impérial. Il a ensuite connu 20 ans d'exil sur l'île de Sado. Ce poème (Shokugosenshû, n° 1205), composé avant ces événements (1216), n'en déplore pas moins le déclin du pouvoir impérial et le regret de toute une époque.

百敷や
古き軒端の
しのぶにも
なほ余りある
昔なりけり

ももしきや ふるきのきばの しのぶにも なおあまりある むかしなりけり

百敷や : 百敷 désigne la cour impériale (ce que R. Sieffert traduit littéralement par "Palais aux cent assises" et Michel Revon par "Palais aux cent pierres"), や est une interjection exclamative ;
古き軒端の : 古き est la rentai-kei de 古し, vieux (古い en langue moderne) ; 軒端, c'est l'auvent, la partie du toit en saillie par rapport aux murs d'un bâtiment ; の marque le complément de nom ;
しのぶにも : しのぶ est un jeu de mot entre シノブ, une sorte de fougère, très fortement associée, en poésie du moins, à l'idée de ruine, et 偲ぶ, qui signifie "se souvenir avec nostalgie" ; にも, "même dans" : même à propos des  toits envahis de fougères, Juntoku trouve une source de nostalgie ;
なほ余りある : なほ (なお en langue moderne) signifie "cependant" ; 余りある (rentai-kei) exprime l'idée d'excès (généralement rapportée au souvenir, à la nostalgie) ;
昔なりけり : 昔, autrefois, c'est-à-dire au temps où l'empereur n'avait pas été dépossédé de son autorité par un shôgun ; なり (renyou-kei) est l'équivalent de である ; けり (shushi-kei) est exclamatif.

Je vous propose la traduction suivante : 

Oh palais impérial !
Même ses vieux toits envahis
de fougères
raniment ma nostalgie
de ce glorieux passé.

****

Voilà, c'était le dernier poème du Hyakunin isshu. J'arrive au terme de la tâche que je m'étais assignée, non sans un pincement au cœur. J'ai connu des périodes d'enthousiasme et de franche lassitude, voire de profond découragement. Je suis heureuse d'avoir persévéré car j'ai fini par retrouver dans la traduction de ces poèmes le plaisir qui m'avait un moment abandonné. 

L'étude de ce recueil m'a ouvert la porte de tout un univers poétique, littéraire, et historique dont la découverte a considérablement enrichi mon existence. C'est une expérience précieuse dont je sens l'influence à bien des niveaux. Je ne suis pas certaine de me lancer à nouveau un défi de ce genre, mais je continuerai assurément à lire et à traduire de la poésie japonaise, qui fait désormais partie de ma propre culture. またね !

Index en romaji : momoshiki ya furuki nokiba no shinobu ni mo nao amari aru mukashi nari keri

vendredi 13 avril 2018

Hyakunin isshu, poème n° 99 : 人も愛し


Le poète du jour est l'empereur Go-Toba (後鳥羽). Sa tentative de restaurer le pouvoir impérial en se soulevant contre le bakufu de Kamakura, à la mort de Minamoto no Yoritomo, fut un échec et lui valut de mourir en exil. Néanmoins, ses années de règne, comme empereur puis comme empereur retiré, l'ont conduit, pour relever le prestige de la cour, à valoriser de nombreux aspects de la culture japonaise, à commencer par la poésie, conçue comme un instrument politique. C'est notamment lui qui ordonne la compilation du Shin Kokinshû. Outre sa fière révolte, on lui attribue 254 poèmes dans diverses anthologies impériales. Celui-ci figure dans le Shokugosen wakashû (n° 1199).

人もおし
人も恨めし
あぢきなく
世を思ふゆゑに
もの思ふ身は 

(ひともおし ひともうらめし あじきなく よをおもうゆえに ものおもうみは)

人もおし : 人, les gens ; も, associé à celui du vers suivant, sert à établir un parallèle entre les deux vers ; おし, qu'on peut écrire 愛し ou 惜し (shûshi-kei, 愛しい en japonais moderne) signifie "aimé, cher, adorable" ;
人も恨めし : 恨めし (shûshi-kei, 恨めしい en japonais moderne) signifie "détesté, détestable". Plusieurs interprétations possibles : "certains hommes me sont chers et d'autres odieux" (deux groupes différents) ; "les hommes me sont parfois chers, parfois odieux" (même groupe, variation dans le temps) ;
あぢきなく : あぢきなく est la renyou-kei de あぢきなし(あじきない en japonais moderne). Si le sens moderne penche plutôt du côté de "ennuyeux, dénué de sens et d'intérêt", ici, il y a en sus l'idée que les choses ne vont pas comme l'on veut, en lien avec 世を思ふ ;
世を思ふゆゑに : 世, le monde, la société ; 思ふ (rentai-kei, 思う en japonais moderne), penser, se préoccuper ; ゆゑに (ゆえに) marque la cause
もの思ふ身は : もの思ふ (rentai-kei) évoque une pensée anxieuse, tourmentée, qui n'a cette fois rien à voir avec l'amour ; 身 désigne le poète, c'est l'équivalent d'un "je, moi" ; は est emphatique.

Ce poème aurait été écrit en 1212, avant la révolte de Jokyû et l'exil qui suivit. On sent néanmoins que l'empereur est déjà bien désabusé face à ce monde où le pouvoir lui échappe mais dont il ne peut détourner sa pensée, en bon souverain. L'ensemble, notamment les deux derniers vers, est une fois de plus difficile à traduire. Vous trouverez ici de multiples tentatives, dont certaines sont aussi poétiques qu'éloignées du texte. Voici la mienne :

Certains me sont chers,
d'autres me sont odieux,
parce que vainement
ce monde occupe ma pensée,
moi qui suis toujours tourmenté.


Index en romaji : hito mo oshi hito mo urameshi ajikinaku yo wo omou yue ni mono omou mi ha

mercredi 4 avril 2018

Hyakunin isshu, poème n° 98 : 風そよぐ


Voici un poème d'été aux saveurs automnales de Juni'i Fujiwara no Ietaka (従二位藤原家隆), co-compilateur Shin Kokinshu et élève de Shunzei (poème 83). D'après la note qui le précède dans le Shin Chokusenshû (n°192), ce waka a été composé pour orner l'un des panneaux d'un paravent représentant les activités des douze mois de l'année. Il illustrait le mois de juin.


風そよぐ
ならの小川の
夕暮は
みそぎぞ夏の
しるしなりける

かぜそよぐ ならのおがわの ゆうぐれは みそぎぞなつの しるしなりける


風そよぐ : 風, le vent ; そよぐ (rentai-kei), c'est faire "そよそよ", une onomatopée (giongo) qui évoque le bruit que le vent fait en soufflant doucement dans les bambous ou les arbres (cf. poème 58) ;
ならの小川の : ならの小川 désigne un ruisseau (小川, petite rivière), dans l'enceinte d'un temple shinto de Kyôto (上賀茂神社) où les fidèles se lavaient la bouche et les mains, dans un souci de purification, avant d'entamer leurs pratiques religieuses (un rituel qui perdure de nos jours). なら est un jeu de mots évoquant à la fois le nom du ruisseau et le chêne (楢). Aucune allusion, en revanche, à la ville de Nara. の marque le complément de nom ;
夕暮は : 夕暮 désigne le coucher du soleil, le crépuscule ;
みそぎぞ夏の : みそぎ désigne une cérémonie de purification. La cérémonie dont il est question ici se déroulait le 30 juin : on utilisait l'eau de la ならの小川 pour se laver des péchés commis pendant la première moitié de l'année (une cérémonie similaire avait lieu en décembre) ; ぞ, emphatique, est grammaticalement lié à ける au vers suivant ; 夏, l'été ; の marque le complément de nom ;
しるしなりける : しるし signifie signe manifeste, marque ; 夏のしるし, la cérémonie montre que l'on est manifestement en été ; なり (renyou-kei) a le sens de である ; ける (rentai-kei) est exclamatif (on remarque une chose pour la première fois).

Ce crépuscule où le vent agite doucement les feuilles des chênes, près de la rivière du temple, évoque déjà l'automne ; seule la cérémonie de purification indique que nous sommes toujours en été. Je vous propose la traduction suivante :

Au crépuscule
la brise agite les chênes
du ruisseau de Nara
et les ablutions rituelles
rappellent seules l'été.

Index en romaji : kaze soyogu nara no ogawa no yuugure ha misogi zo natsu no shirushi nari keru

vendredi 23 mars 2018

Hyakunin isshu, poème n° 97 : 来ぬ人を


Enfin, le voilà, le poème de Teika ! Pour ceux qui l'auraient oublié, je rappelle que c'est Fujiwara no Sadaie (藤原定家), ou Teika, qui a rassemblé les cent poèmes du Hyakunin Isshu. Ce poète émérite, fils de Shunzei, compilateur en chef du Shin Kokinshû et du Shin Chokusenshû, est aussi un grand critique et philologue. Il a joué à ce titre un rôle déterminant dans l'histoire de la littérature japonaise. En effet, c'est en grande partie à ses copies que l'on doit la conservation d’œuvres majeures de l'époque Heian, notamment bon nombre de monogatari (à commencer par Le Dit du Genji) et de nikki (journaux poétiques). En somme, tout amateur de littérature japonaise classique a une dette envers lui.

Teika n'a bien sûr pas oublié de glisser l'une de ses propres compositions dans cette anthologie très personnelle qu'est le Hyakunin Isshu. D'après la notice qui le précède dans le Shin Chokusenshû (n° 849), il s'agit d'un poème d'amour, écrit du point de vue d'une femme, dans le cadre d'un concours en 1216.

来ぬ人を
松帆の浦の
夕なぎに
焼くや藻塩の
身もこがれつつ

(こぬひとを まつほのうらの ゆうなぎに やくやもしおの みもこがれつつ)

来ぬ人を : 来 est la mizen-kei de 来く, ぬ est la rentai-kei de la négation ず (ne pas venir); 人 désigne l'être aimé, を marque le complément d'objet de まつ, attendre, au vers suivant ;
松帆の浦の : 浦 désigne une baie, une plage, le rivage et 松帆, Matsuho, est le nom de cette baie (au nord de l'île d'Awaji dans la préfecture de Hyôgo). Les deux の marquent le complément de nom ; il y a un très classique jeu de mots sur まつ qui peut se comprendre 松 (le pin) ou 待つ (attendre), et se rattacher ainsi au vers précédent ;
夕なぎに : 夕, le soir ; 夕なぎ désigne un moment où le vent se calme, le soir, en bord de mer ; に marque le moment ;
焼くや藻塩の : 焼く (rentai-kei) signifie griller, faire cuire ; や est exclamatif ; 藻塩 désigne un processus d'extraction du sel à partir de la cuisson des algues ; の, ici équivalent de のように, établit ici une comparaison entre 焼く藻塩 et 身 ;
身もこがれつつ : 身, je, moi ; も est emphatique ; つつ indique la répétition d'une action qui se perpétue ; こがれ est la renyou-kei de 焦がれる, qui signifie brûler. C'est l'occasion d'un nouveau jeu de mots, puisque cela peut s'appliquer aussi bien à l'amour (usage le plus commun) qu'aux algues.

Seule sur le sable... Une amante - fille de pêcheur ramassant des algues et des coquillages - attend avec ferveur son bien-aimé, soir après soir (つつ) brûlant d'amour comme brûlent ces algues dont on extrait le sel sur la plage. Ce poème est considéré comme une variation sur un chôka du Man'yoshû (Livre 6, n° 935).


Pour lui qui ne vient
sur la plage de Matsuho
dans le soir tranquille
comme les algues que l'on brûle
moi aussi, je me consume.

Index en romaji : konu hito wo matsuho no ura no yuunaki ni yaku ya moshio no mi mo kogare tsutsu

mercredi 14 mars 2018

Hyakunin isshu, poème n° 96 : 花さそふ



Saionji no Kintsune (西園寺公経), fondateur de la branche Saionji des Fujiwara, apparaît dans le Hyakunin isshu sous le titre de Nyûdô (moine novice) Saki no Daijou Daijin (ancien grand chancelier). Beau-frère de Teika, sa poésie est fort bien représentée dans le Shin Koshinshû et le Shin Chokusenshû. C'est dans cette dernière anthologie que figure ce poème (n° 1054) plutôt mélancolique, voire sombre, dans la veine du poème n° 9.


花さそふ
嵐の庭の
雪ならで
ふりゆくものは
わが身なりけり

はなさそう あらしのにわの ゆきならで ふりゆくものは わがみなりけり


花さそふ : 花, les fleurs de cerisier ; さそふ (rentai-kei, 誘う en japonais moderne) a ici le sens de causer, provoquer. On sous-entend ici さそって散らす, provoquer la chute. Ce qui provoque la chute des pétales de fleurs, c'est 嵐 au vers suivant ;
嵐の庭の : 嵐, la tempête, 庭, le jardin ; le premier の marque le sujet et on sous-entend 嵐が吹く庭, le jardin où souffle la tempête ; le second の a une valeur comparative (のように) ;
雪ならで : 雪, la neige. Dans ce contexte, il s'agit des pétales de fleurs qui tombent comme des flocons ; なら est la mizen-kei de なり (équivalent de である) auquel s'attache la particule で pour former une coordination négative (ないで en japonais moderne) : ce n'est pas de la neige mais... ;
ふりゆくものは : jeu de mots sur ふりゆく (rentai-kei), qui peut s'écrire 降り行く ou 古り行く. Rattaché à ce qui précède, 降り行く signifie "tomber" ; lié à ce qui suit, 古り行く signifie vieillir ; もの, chose, être, ce que ; ; は marque la distinction (entre le "je" qui vieillit et les fleurs qui tombent)
わが身なりけり : わが身, moi, je ; なり (renyou-kei) est toujours l'équivalent de である ; けり a un sens exclamatif (quelque chose que l'on réalise pour la première fois).

Le poème est assez clair, même si l'on pourrait épiloguer sans fin sur la portée de l'analogie entre les fleurs et le poète. Je vous propose la solution suivante :

La tempête au jardin
emporte les pétales, mais
ce qui tombe hélas,
n'est pas neige de fleurs :
ce sont mes années qui passent !

Index en romaji : hana sasou arashi no niwa no yuki narade furiyuku mono ha waga mi nari keri

mercredi 7 mars 2018

Hyakunin isshu, poème n° 95 : おほけなく



Nous allons aujourd'hui étudier un poème d'un genre peu représenté dans le Hyakunin isshu, puisqu'il s'agit d'un poème bouddhique, le seul de sa catégorie dans cette anthologie (les anthologies impériales en comportent bien d'autres). L'auteur, Jien (慈円), a occupé les plus hautes fonctions au sein du Enryaku-ji, d'où son titre de 前大僧正 "ancien grand recteur" dans le Hyakunin Isshu. Le Enryaku-ji est le temple principal du mont Hiei et le siège de la secte Tendai (qui fut rasé quelques siècles plus tard par Nobunaga). Jien est également un des poètes les plus renommés de son temps. Dans ce poème - qui figure dans le Senzaichû (n° 1137) parmi 267 autres de son cru - il emprunte un vers (le 4e) à un poème (1) du fondateur du Tendai au Japon, Saichô (最澄). On ne sait exactement à quelle occasion ces vers ont été composés.


おほけなく
憂き世の民に
おほふかな
わが立つ杣に
墨染の袖

おおけなく うきよのたみに おおうかな わがたつそまに すみぞめのそで


おほけなく : renyou-kei de おほけなし, qui signifie "ne pas connaître sa place", "être au-delà des moyens de qqn". On pourrait traduire par quelque chose comme " c'est sans doute présomptueux de ma part" ou "même si je n'en suis pas digne" ;
憂き世の民に : 憂き世, que nous traduisons généralement par "monde flottant" lorsqu'il s'agit d'estampes, désigne le monde impermanent dans ce qu'il a de triste et dur, le monde d'ici-bas ; の marque le complément de nom, 民 désigne ici le peuple. René Sieffert indique qu'il s'agit ici des "sujets" du Mont Hiei et non des hommes en général, connotation politique confirmée par Jean-Noël Robert (2) ; に, sur ;
おほふかな : おほふ est la rentai-kei de 覆ふ (= 覆う) étendre, recouvrir ; かな est exclamatif ; il faut aller chercher à la fin du poème l'objet de ce verbe : すみ染の袖
わが立つ杣に : わが, je ; 立つ (rentai-kei), se dresser, se tenir ; 杣 est une abréviation de 杣山, qui désigne au sens propre une forêt exploitée pour son bois et symboliquement le temple principal du Mont Hiei (ou le mont lui-même comme complexe religieux). Littéralement, cela signifie : "le bois (le temple) que j'ai dressé". Depuis Saichô, わが立つ杣 est devenu une façon poétique et codée de désigner le mont Hiei et peut donc être traduit ainsi. Certains traducteurs ont fait de l'expression un nom propre "Wagatatsu Soma", ce qui n'a guère de sens ; R. Sieffert traduit littéralement ("en cette futaie dressée"), en s'appuyant sur une note de bas de page pour donner la vraie signification. Même chose chez le Pr. Mostow. Jean-Noël Robert traduit allusivement par "moine retiré du monde", ce qui a le mérite de prendre en compte le jeu de mots du vers suivant. J'ai pour ma part adopté un compromis entre la première (Mt Hiei) et la dernière solution ;
墨染の袖 : 墨染 désigne littéralement quelque chose de teinté (染) dans l'encre de Chine (墨) et de manière figurée un moine (avec sa robe sombre) ; 袖, les manches ; l'ensemble désigne le vêtement d'un moine et de manière plus symbolique, la compassion du bouddha. Il y a un jeu de mots dans 墨染 qui pourrait aussi s'écrire 住み初め, "commencer à habiter", ce qui dans ce contexte peut se comprendre comme "se retirer" (d'où le choix de Jean-Noël Robert au vers précédent).

Ce poème savant exprime donc une sorte de vœu. L'auteur voudrait, tel un bodhisattva, envelopper de sa compassion (sa robe de moine) tous les êtres de cette vallée de larmes (du moins ceux qui sont sous la protection du temple). Tout moine qu'il soit, Jien (慈円, litt. compassion parfaite) n'en est pas moins un poète chevronné et ses vers emplis de piété sont aussi truffés de kake-kotoba (mots pivots, jeux de mots) : preuve que la compassion de l'auteur ne s'étend pas jusqu'au malheureux traducteur (auquel il ne songeait guère, évidemment). Je vous propose la solution suivante :

Si indigne que j'en sois
sur le peuple ici-bas
j'étends
du mont où je vis retiré
la protection de ma robe d'encre.



(1) Shin Kokinshû, n° 1921.
(2) Conférence au Collège de France, 24 janvier 2017. Si vous souhaitez en savoir plus sur Jien, sur les rapports entre poésie et bouddhisme et sur bien d'autres choses, je vous invite à suivre, en live ou en vidéo, les conférences de Jean-Noël Robert au Collège de France, dans sa chaire de philologie de la civilisation japonaise. A écouter à tête reposée, car le contenu est dense et parfois ardu.

jeudi 22 février 2018

Hyakunin isshu, poème n° 94 : み吉野の



Contemporain de Teika, notre poète du jour, le conseiller Masatsune (参議雅経) a participé avec lui à la compilation du ShinKokinshû, où l'on trouve d'ailleurs ce poème automnal (n° 483), inspiré d'un poème de Korenori (1).


み吉野の
山の秋風
さ夜更けて
ふるさと寒く
衣打つなり

みよしのの やまのあきかぜ さよふけて ふるさとさむく ころもうつなり


み吉野の : み (御) est un préfixe honorifique, qui se rapporte souvent aux dieux ou à l'empereur, mais aussi aux lieux en altitude. Dans tous les cas, il sert à mettre en valeur ce qui suit. Yoshino 吉野 est un lieu de l'actuelle préfecture de Nara, où se trouvait jadis une villa impériale fort prisée par Jitô Tennô. Si depuis la fin du XIIe siècle, Yoshino est réputé pour ses cerisiers fleuris, à l'époque du poème de Korenori, sur lequel s'appuie Masatsune, c'est un lieu souvent associé à des hivers froids ; の marque le complément de nom ;
山の秋風 : 山, la montagne ; の marque le complément de nom ; 秋風, le vent d'automne ;
さ夜更けて : voilà un vers que l'on retrouve à la même place dans le poème 59, auquel il n'est néanmoins pas fait référence ici (j'imagine qu'en creusant un peu, on trouverait ce vers dans bien d'autres poèmes). 夜, la nuit, est précédée du préfixe phonétique さ ; 更けて est la renyou-kei de 更く qui évoque l'idée d'avancer dans une saison, dans la nuit, etc ;
ふるさと寒く : 寒く est la renyou-kei de 寒し, froid, et s'applique aussi bien à ce qui précède qu'à ce qui suit ; ふるさと évoque normalement le village natal, l'endroit où l'on se sent chez soi. Mais d'après le Kojien, le mot peut également avoir le sens "d'ancienne capitale". Dans le poème de Korenori (1) ふるさと a indubitablement ce sens : le Kokinshû indique que le poème a été composé à Nara, qui est bien une ancienne capitale, et Korenori ne fait que songer à Yoshino ("la neige doit s'accumuler", c'est une supposition, il n'y est pas). Ici, on considère généralement que ふるさと se réfère à Yoshino et à l'ancienne résidence impériale, ce que R. Sieffert traduit par "antique séjour". Le Pr. Mostow a néanmoins traduit par "former capital", mais de son propre aveu (car je lui ai posé la question), il ne ferait pas le même choix aujourd'hui ; Michel Revon s'en tient à "vieux village", ce qui fait disparaître tout référence au prestigieux passé du lieu...
衣打つなり : 衣, le vêtement, 打つ (shushi-kei), frapper ; on bat le linge pour assouplir et lustrer les tissus ; c'était apparemment un travail que les femmes des villages de montagne faisaient la nuit durant, avec ce genre d'outils ; なり exprime ici une supposition fondée sur quelque chose que l'on entend.

La sensation de froid semble donc produite à la fois par le vent d'automne qui souffle depuis le mont Yoshino et par le son du linge qu'on bat, associé aux fraîches nuits d'automne. Le sens général est assez clair, mais la traduction n'a rien d'évident. Je vous propose ceci :

Du mont Yoshino
souffle le vent d'automne
dans la nuit profonde
de l'ancienne cité vient
le son du linge qu'on bat


(1) Kokinshû, poème n° 325 : み吉野の 山の白雪つもるらし ふるさと寒くなりまさるなり. Ce que Michel Vieillard-Baron traduit ainsi : "La neige immaculée / sur les monts du beau Yoshino / doit s'accumuler : / dans l'antique capitale / le froid s'est fait plus perçant" (Recueil des joyaux d'or, traduit et présenté par Michel Vieillard-Baron, Les Belles lettres, 2015, p. 70).

Index en romaji : mi yoshino no yama no aki kaze sa yo fukete furusato samuku koromo utsu nari

mardi 13 février 2018

Hyakunin isshu, poème n° 93 : 世の中は



Troisième shogun de l'ère Kamakura et dernier rejeton du fondateur Minamoto no Yoritomo, Minamoto no Sanetomo (源実朝), ou Kamakura no Udaijin, est (déjà !) dépossédé de tout pouvoir par les Hojo. Craignant à juste titre pour sa vie (il meurt assassiné en 1219), il se réfugie dans la poésie, en prenant Teika pour maître. Dans le Shin Chokusenshû, ce poème est classé parmi les poèmes de voyages (n° 525), alors qu'il figure dans l'anthologie personnelle de Sanetomo dans la catégorie "bateaux", au sein d'une série centrée sur le caractère éphémère de la vie.


世の中は
常にもがもな
渚漕ぐ
海人の小舟の
綱手かなしも

(よのなかは つねにもがもな なぎさこぐ あまのおぶねの つなでかなしも)

世の中は : 世の中, le monde, la société, ce bas monde ; は marque le thème ;
常にもがもな : 常に, constamment ; もがも est un terme archaïque (période Nara) qui exprime le désir, l'aspiration. Il a ensuite donné もがな que nous avons rencontré dans d'autres poèmes ; な est exclamatif ;
渚漕ぐ : 渚, le rivage ; 漕ぐ, ramer ;
海人の小舟の : 海人, le pêcheur, 小舟, la barque, les deux の marquent le complément de nom ;
綱手かなしも : 綱手, corde d'amarrage, ou plus précisément la corde servant à tirer un bateau vers la rive ; かなし peut évoquer la tristesse (悲しい, sens courant en japonais moderne) ou un cœur serré d'émotion devant quelque chose de beau (愛しい) ; nous sommes ici dans le second cas ; も est emphatique.

Nous voici donc face à une paisible scène de bord de mer, avec une barque de pêcheur ramenée sur la rive par des hommes qui tirent une corde depuis la plage (avec un pêcheur qui continue néanmoins à ramer... pour les aider ?). Il y a débat pour savoir si le poète a véritablement assisté à une telle scène avant de composer son poème, ou s'il s'est simplement inspiré de deux ou trois poèmes plus anciens (1) pour créer sa propre vision. Quoi qu'il en soit, on sent que ce poème n'est pas un simple jeu d'esprit. Le destin tragique de son auteur donne une portée singulière à ce soupir de l'âme : "ah ! si le monde pouvait cesser de changer, d'être bouleversé, si cette scène paisible pouvait ne jamais finir."

Ah ! si ce monde 
pouvait ne jamais changer
la barque du pêcheur,
qui rame vers la rive et
qu'on hâle, m'étreint le cœur

(1) Il s'agit du poème n° 22 (t. I) du Man'yoshû, dont Sanetomo emprunte le 4e vers (常にもがもな), du poème 1088 du Kokinshû, dont Sanetomo emprunte le 5e vers (綱手かなしも)et l'idée du bateau qui rame et qu'on tire en même temps vers la rive, et peut-être du poème 1327 du Shuishû qui compare la vie à une barque fragile ramant sur les flots.

Index en romaji : yo no naka ha tsune ni mogamo na nagisa kogu ama no obune no tsunade kanashi mo

mercredi 24 janvier 2018

Hyakunin isshu, poème n° 92 : わが袖は


Notre poétesse du jour, Nijô-In no Sanuki (二条院讃岐), qui doit son nom à son service chez l'empereur Nijô, fut avec la princesse Shokushi (poème 89), la principale figure féminine de la poésie de son époque.  D'après la notice qui précède le poème dans le Senzaishû (n° 760), ces vers ont été composés sur le thème "l'amour semblable à un roc", en s'inspirant d'un poème d'Izumi Shikibu, dont l'auteur reprend notamment le premier et le dernier vers. Certains commentateurs considèrent que l'image évoquée par Sanuki est plus concrète et plus vivante.

わが袖は
潮干に見えぬ
沖の石の
人こそ知らね
かわく間もなし

わがそでは しおひにみえぬ おきのいしの ひとこそしらね かわくまもなし


わが袖は: わが, mes, 袖, manches (trempées de larmes d'amour malheureux), は indique le thème ;
潮干に見えぬ : 潮干, la marée basse, に marque le moment, 見え est la mizen-kei de 見ゆ (= 見える, être vu/visible)、ぬ est la rentai-kei de la négation ず ;
沖の石の : 沖, le large, 石, le roc ; le premier の marque le complément de nom, le second est l'équivalent de のように, et instaure une relation de comparaison entre le roc qui reste immergé à marée basse et les manches toujours trempées de larmes ;
人こそ知らね : 人 les gens ; 知ら est la mizen-kei de 知る ; こそ est emphatique et grammaticalement lié à ね, mizen-kei de la négation ず, l'ensemble ayant le sens de "cependant, alors que" : "alors que les gens ne le savent pas" ;
かわく間もなし : かわく (rentai-kei), sécher ; 間, moment, intervalle ; も + なし (= ない), "même pas": les manches ne sèchent pas un instant.

Je vous propose la traduction suivante : 

Mes manches
tel un roc au large qu'on ne voit
fut-ce à marée basse
sans que nul ne le sache
ne sèchent pas un instant.

Index en romaji : waka sode ha shiohi ni mienu oki no ishi no hito kozo shirane kawaku ma mo nashi

mercredi 17 janvier 2018

Hyakunin isshu, poème n° 91 : きりぎりす



Voici un poème de Fujiwara no Yoshitsune (藤原良経), qui apparaît dans le recueil sous son titre de Go Kyôgoku Sesshô Saki no Daijô Daijin, 後京極摂政前太政大臣. Poète prolixe et fort bien représenté dans les anthologies impériales, proche de Teika et Shunzei, Yoshitsune est aussi l'auteur de la préface du Shin Kokinshû, où figure d'ailleurs ce waka (n° 518). Même si le poème est rattaché à l'automne, l'amour en constitue le thème sous-jacent. Selon le Pr Mostow, ce poème fait référence à un ou plusieurs poèmes antérieurs, et il y a débat autour de sa source. Il n'en est pas moins limpide.


きりぎりす
鳴くや霜夜の
さむしろに
衣かたしき
ひとりかも寝む

きりぎりす なくやしもよの さむしろに ころもかたしき ひとりかもねん

きりぎりす : autre nom du grillon (コオロギ), un des symboles de l'automne ;
鳴くや霜夜の : 鳴く (rentai-kei), crier, chanter, pour un animal ; や est une interjection exclamative ; 霜, le givre, 夜, la nuit, 霜夜, nuit de givre, nuit glaciale ;
さむしろに : むしろ, précédé du préfixe phonétique さ, signifie "natte en paille tressée", évoquant quelque chose de simple et rustique ; に, sur ; il y a aussi dans さむし un jeu de mots avec 寒し, froid ;
衣かたしき : 衣, vêtement, et plus particulièrement, dans ce cas, les manches des robes de deux amants, qui se mêlent lorsqu'ils passent une nuit ensemble ; かたしき, renyou-kei de かたしく, qui signifie littéralement "étendre à part" et se rapporte justement aux manches d'un amant esseulé. Comme l'indique plus clairement le vers suivant, l'expression signifie "passer la nuit seul" ;
ひとりかも寝む : ce vers est identique à celui qui clôt le poème n° 3. ひとり, seul ; か et む sont grammaticalement liés ; か interroge, も ajoute un peu d'emphase ; 寝 (ね) est la mizen-kei de 寝 (ぬ), dormir ; む (rentai-kei) marque ici la conjecture, l'éventualité.

Si le sens ne fait pas de doute, la traduction du 4e vers 衣かたしき n'a vraiment rien d'évident, tant l'image est peu parlante dans notre cadre culturel. Je vous propose la solution suivante :

Le grillon chante
en cette nuit glacée
sur cette pauvre natte
dans ma robe à nulle autre mêlée
vais-je dormir solitaire ?

Index : kirigirsu naku ya shimo yo no samushiro ni koromo katashiki hitori ka mo nemu

mardi 9 janvier 2018

Hyakunin isshu, poème n° 90 : 見せばやな



Voici un poème d'amour écrit pour un concours par Inpumon-In no Daifu (ou Tayû) (殷富門院大輔), disciple de Shun'e (poème 85). La poétesse surenchérit ici sur un poème plus ancien (1) de Minamoto no Shigeyuki (源重之, poème 48). Ce procédé stylistique consistant à composer une variation sur un poème antérieur, relativement fréquent, est appelé honkadori (本歌取). Par ailleurs, ces vers figurent également dans le Senzaishû (n° 884).


見せばやな
雄島の海人の
袖だにも
濡れにぞ濡れし
色は変はらず

みせばやな おじまのあまの そでだにも ぬれにぞぬれし いろはかはらず

見せばやな : 見せ est la mizen-kei de 見す, équivalent de 見せる (montrer, se montrer) ; ばや exprime le désir du locuteur ; な ajoute à cela une nuance d'exclamation ;
雄島の海人の : 雄島 est le nom d'une île (島) de la préfecture de Miyagi, dans la baie de Matsushima (il y a une île du même nom dans la préfecture de Fukui) ; 海人, le pêcheur ; les deux の marquent le complément de nom ;
袖だにも : 袖, la manche, ce qui, dans les poèmes d'amour, évoque les larmes ; だに établit une comparaison entre quelque chose d'insignifiant (les manches du pêcheur) et quelque chose de plus important (les larmes de la dame) ; も est emphatique ;
濡れにぞ濡れし : 濡れ est la renyou-kei de 濡る (濡れる en japonais moderne), être trempé ; に, avec la répétition du verbe 濡れ est ici une forme d'insistance ; ぞ et し sont grammaticalement liés ; ぞ est emphatique ; し est la rentai-kei de き, marque du passé ;
色は変はらず : 色, la couleur (des manches) ; は introduit une distinction entre les manches du pêcheur et les manches de la dame ; 変はら est la mizen-kei de 変はる ( = 変わる, changer) et ず est une négation. Autrement dit, elles ont beau être trempées, les manches du pêcheur ne changent pas complètement de couleur ; celles de la dame, en revanche, changent de couleur à force d'être trempées de larmes amères (on parle de "larmes de sang", 血の涙)

Dans le poème d'origine (本歌) une dame déplorait qu'à force de larmes ses manches soit aussi trempées que celles des pêcheurs d'Ojima, établissant entre les deux un simple rapport d'égalité. Notre poétesse répond deux siècles après son illustre prédécesseur en disant qu'elle aimerait bien lui montrer ses manches à elle, car ses larmes douloureuses sont allées jusqu'à en changer la couleur.

Ah s'il pouvait voir
 mes manches... car celles même
des pêcheurs d'Ojima
si trempées soient-elles, au moins
ne changent pas de couleur.

(1) Il s'agit du poème n° 828 du Goshûishû :

松島や
雄島の磯に
あさりせし
あまの袖こそ
かくは濡れしか

que l'on peut grossièrement traduire par : 

Ah Matsushima
sur la plage d'Ojima
les manches des pêcheurs
en train de pêcher
doivent être trempées (sous-entendu comme les miennes sont trempées de larmes)

Index en romaji : misebaya na ojima no ama no sode dani mo nure ni zo nureshi iro ha kaharazu

mercredi 20 décembre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 89 : 玉の緒よ



Nouveau poème d'amour féminin, de Shokushi (ou Shikishi) Naishinnô (式子内親王), disciple de Shunzei (poème 83) et fille de l'empereur Go Shirakawa. Le Shin Kokinshû (n° 1034) indique que ces vers ont été composés sur le très classique thème de l'amour caché.


玉の緒よ
絶えなば絶えね
ながらへば
忍ぶることの
弱りもぞする

(たまのをよ たえなばたえね ながらえば しのぶることの よわりもぞする) 

玉の緒よ : 玉, perle, 緒, fil, の relie les deux. Cette métaphore du "collier de perles" est utilisée en poésie pour désigner le fil de la vie ; よ est une interjection qui interpelle (Ô...) ;
絶えなば絶えね : 絶え, renyou-kei de 絶ゆ (絶える en langue moderne) - cesser d'exister, disparaître - est ici employé deux fois. Dans les deux cas, il est suivi de la particule ぬ (accompli), d'abord à la mizen-kei な, puis à la meirei-kei ね.  Dans le premier cas, elle est suivie de ば qui après une mizen-kei a le même sens qu'en japonais moderne (hypothèse, "si") : 絶えなば, "si  l'existence cesse" ; dans le second cas, ね a une valeur impérative donc 絶えね signifie "cesse". Les deux premiers vers donnent en somme : "ô mon existence, si tu dois cesser, cesse donc !". On trouve une idée similaire chez Izumi-Shikibu (1) et chez bien d'autres sans doute ;
ながらへば : nous avons déjà vu ce vers dans les poèmes 68 et 84 ; ながらへ est la mizen-kei de ながらふ, équivalent de ながらえる、vivre longtemps ; ば marque l'hypothèse, comme au vers précédent : "si je vis longtemps";
忍ぶることの : 忍ぶる est la rentai-kei de 忍ぶ, endurer et aussi cacher, souffrir en silence ; こと substantive le verbe, の marque ici le sujet (=が) ;
弱りもぞする : 弱り est la renyou-kei de 弱る, faiblir ; も et ぞ sont deux particules emphatiques. Mises ensemble, elles expriment l'anxiété vis-à-vis de conséquences négatives ("ce serait terrible si"). ぞ et する sont grammaticalement liés ; する est la rentai-kei de す (le する moderne) : "ce serait terrible si je faiblissais" => "je crains de faiblir".

Ô fil de mes jours
si tu dois te rompre, romps-toi !
si je dois vivre encore, 
de dissimuler je crains
de ne plus avoir la force


(1)  たえし比たえねとおもひし玉の緒の君により又おしまるゝ哉. Ce que René Sieffert traduit par "Lorsque vous rompîtes / que se rompe me disais-je / le fils précieux / de ma vie mais grâce à vous / je n'ai point voulu la perdre. (Izumi shikibu, Journal et poèmes, trad. R. Sieffert, POF, 1989, p. 85)

Index en romaji : tama no wo yo taenaba taene nagaraeba shinobu koto no yawari mo zo suru

mercredi 6 décembre 2017

Hyakunin isshu : poème n° 88 : 難波江の


Retour aux poèmes d'amour avec ces vers de Kôkamon-in no Bettô (皇嘉門院別当), une poétesse de la fin de l'époque Heian. Ce waka truffé de subtils jeux de mots figure également dans le Senzaishû (n° 807). Il a été composé sur le thème "rencontre amoureuse dans une auberge lors d'un voyage". 


難波江の
蘆のかりねの
ひとよゆゑ
みをつくしてや
恋ひわたるべき



なにわえの あしのかりねの ひとよゆえ みをつくしてや こいわたるべき

難波江の : 難波江, la fameuse baie 江 de Naniwa 難波, que l'on trouve également dans les poèmes 19 et 20, ainsi que dans le poème introductif du karuta ; ce の comme les suivants marque le complément de nom ;
蘆 のかりねの : 蘆, le roseau ; il y a un premier jeu de mots sur かりね qui signifie à la fois "chaume" (刈根, litt. racine coupée) et "endroit où l'on passe une nuit" (仮寝, litt. temporaire/dormir) ;
ひとよゆゑ : nouveau jeu de mots avec ひとよ, qui désigne aussi bien une nuit (一夜) que la section entre deux nœuds sur la tige d'un roseau, souvent utilisé en poésie classique pour évoquer la brièveté d'un moment (comme dans le poème 19) ; ゆゑ (ゆえ) désigne la cause, la raison. On a donc ici un parallèle entre l'entre-noeud des roseaux et la brièveté de la nuit.
みをつくしてや : みをつくして fait écho au poème 20. Je vous laisse vous y reporter pour lire les explications à propos de cet intraduisible jeu de mots ; on se contentera ici de comprendre qu'il s'agit de "consumer sa vie" ; や est grammaticalement relié à べき (vers suivant) et formule une interrogation ;
恋ひわたるべき : 恋ひ, c'est l'amour, わたる indique ici une longue durée, l'idée est donc de se languir d'amour pendant un long moment (par opposition à la brièveté de la nuit d'amour) ; べき est la rentai-kei de べし exprime ici une quasi-certitude ou une obligation. Avec le や du vers précédent, on pourrait le traduire par "vais-je donc me languir d'amour?" ou "faut-il que je me languisse d'amour". C'est généralement la 2e solution qui est privilégiée (la différence de sens, au fond, n'est pas vraiment significative)

Voilà donc un poème plein de jeux de mots, ô combien épineux. Je vous propose la traduction suivante :
Pour une nuit brève
comme l'entre-nœuds des roseaux
de la baie de Naniwa
devrai-je consumer ma vie
à me languir d'amour ?

Index en romaji : naniwa e no ashi no karine no hito yo yue miwotsukushite ya koi wataru beki

mercredi 29 novembre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 87 : 村雨の



Voici un poème automnal de Jakuren (寂蓮法師), moine poète, comme Saigyô, l'auteur du poème précédent. Jakuren était le neveu de Shunzei, et contribua avec Teika à la compilation du Shin Kokinshû, où figure d'ailleurs ce waka (n° 491). Même si l'automne est associé à la solitude dans la poésie classique, j'y vois plutôt une contemplation apaisée :


村雨の
露もまだひぬ
真木の葉に
霧立ちのぼる
秋の夕暮れ

むらさめの つゆもまだひぬ まきのはに きりたちのぼる あきのゆうぐれ

村雨の : 村雨, averse, の marque le complément de nom ;
露もまだひぬ : 露, rosée, ici les gouttes d'eau qui restent après l'averse ; も est emphatique, ひ est la mizen-kei de 干る (ひる), sécher, et ぬ est la rentai-kei de la négation ず. まだ a le même sens qu'en japonais moderne : associé à ぬ, il signifie donc "pas encore" ;
真木の葉に : 真木 désigne un conifère, notamment le cèdre du japon (cryptomeria japonica), proche parent du cyprès chauve, mais aussi différentes sortes de pins ; の marque le complément de nom ; 葉, la feuille, に, sur ;
霧立ちのぼる : 霧, brume, brouillard ; 立ちのぼる, s'élever (rentai-kei). A partir de l'époque Heian, 霧 évoque plutôt la brume d'automne et son quasi-synonyme 霞 la brume de printemps.
秋の夕暮れ : 秋, l'automne, 夕暮れ, le crépuscule. Un vers que l'on retrouve dans le poème 70 et dans de nombreux autres waka.


Pas de problème de compréhension majeur mais une difficulté tout de même sur la traduction de 真木. Le Pr. Mostow l'a commodément traduit par "evergreens" mais le mot français équivalent, "sempervirent", est peu courant et plutôt encombrant. Cela contraint à choisir un arbre. Dans De cent poètes un poème (1993), R. Sieffert a traduit 真木 par "fusain" : le fusain du Japon a certes un feuillage persistant, mais ne s'apparente guère à un conifère. Or les explications japonaises et les illustrations traditionnelles du poème orientent clairement vers cette catégorie d'arbres. J'ai pour ma part jeté mon dévolu sur le cèdre (杉、スギ), puisque c'est le premier sens donné pour 真木 par le Kojien. Une autre version donnée par R. Sieffert dans les notes du Haïkaï selon Bashô (1983) m'a confirmé dans ce choix, même si je me demande bien ce qui l'a fait changer d'avis entre ses deux traductions. Pour l'anecdote, M. Revon (1910) a pour sa part choisi l'exotique "podocarpe", mais outre que le mot n'évoque rien pour le commun des mortels, il semblerait que cela ne soit pas géographiquement justifié. Quoi qu'il en soit, traduire les noms de plantes ou d'animaux (comme ウグイス) est un exercice délicat, bien que facilité aujourd'hui par des moyens de recherche et un partage des connaissances qui n'existaient pas au début du siècle dernier.

Autre interrogation sur 真木の葉に. Faut-il comprendre que les gouttes d'eau sur les feuilles n'ont pas encore séché et que, par ailleurs, le brouillard se lève, ou que c'est des feuilles encore humides que monte cette brume d'automne ? D'une traduction à l'autre, R. Sieffert est passé de la première à la seconde hypothèse, que je trouve pour ma part plus élégante.

De l'ondée les gouttes
n'ont pas encore séché que
des aiguilles du cèdre
déjà s'élève la brume
au crépuscule d'automne.

Index en romaji : murasame no tusyu mo mada hinu maki no ha ni kiri tachinoboru aki no yuugure

mercredi 22 novembre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 86 : 嘆けとて


Saigyô (西行法師, le moine Saigyô) est sans doute le poète classique le plus renommé : mieux représenté que quiconque dans le Shin Kokinshû, il devient après une cinquantaine d'années de pérégrinations l'image même de l'ascète errant sur les chemins, précédant en cela Bashô, qui le considérait comme l'un de ses maîtres. Son anthologie de poèmes, le Sankashû, a été partiellement traduite en français (1). Il existe également à son sujet un Saigyô monogatari, que R. Sieffert a traduit sous le titre de "La légende de Saigyô" (2).

Ce poème, publié avec 266 autres de sa plume dans le Senzaishû (n° 926), compilé par son ami Shunzei, est généralement considéré comme un poème d'amour, avec pour sous-thème la lune, même si certains avancent d'autres hypothèses. J'y reviendrai un peu plus loin.

嘆けとて
月やはものを
思はする
かこち顔なる
わが涙かな

なげけとて つきやはものを おもわする かこちがおなる わがなみだかな


嘆けとて : 嘆け est la meirei-kei (forme impérative) de 嘆く (pleurer, se lamenter), と marque la citation ; le verbe 言う (dire) est ici sous-entendu. C'est la lune personnifiée (2e vers) qui donnerait cet ordre étrange : "pleure, lamente-toi" ; la conjonction て lie ce premier vers au suivant, comme si on avait 嘆けと言って...
月やはものを思はする : 月, la lune ; やは dénote une question ironique ("serait-ce... ? non, ce n'est pas ça"). Cette particule est grammaticalement liée à する, rentai-kei de す, un verbe auxiliaire qui suit ici 思は, mizen-kei de 思ふ (penser) ; す est un causatif, avec une notion d’intentionnalité (faire faire, de manière volontaire). ものを思ふ désigne le fait d'être pensif, tourmenté. Le poète se demande donc si c'est la lune qui le rend aussi pensif, tourmenté et malheureux (lui ordonnant de pleurer). Et il conclut que ce n'est pas cela (la question et la réponse négative étant tout entière contenue dans le やは !) ;
かこち顔なる : かこち顔, un air sombre, morose, déprimé (かこつ, se plaindre, se lamenter, 顔, le visage) ; なる est la rentai-kei de なり qui aurait ici la fonction d'adjectif verbal, avec le sens de "présenter un visage sombre, plaintif", voir "plein de ressentiment". Même si la lune n'est pas responsable de son tourment, c'est vers elle que le poète tourne sa plainte et ses larmes, comme si tout était de sa faute ;
わが涙かな : わが, ici "mes" ; 涙, larmes ; かな marque l'émotion (ouf, enfin un vers facile !)

Ah vous dirais-je maman, la cause de mon tourment ? Toute la question est de savoir quelle est la nature réelle de cette plainte. Au-delà de l'explication classique, certains commentateurs voient une plainte d'ordre philosophique, sur le modèle du poème 23). Saigyô étant un moine bouddhiste, Jean-Noël Robert pense que la plainte porte sans doute sur son trop grand attachement au monde phénoménal (3). D'autres encore y voient simplement l'influence du poète chinois Bai Juyi (Po Chu-i). Je ne me risquerai pas à trancher cet épineux débat.

"Pleure et gémis !" 
Serait-ce la lune qui 
me rend si pensif ?
Non, mais c'est elle que blâment
mon visage et mes larmes


(1) Vers le vide : Poèmes présentés, traduits du japonais et commentés par Hiromi Tsukui et Abdelwahab Meddeb, chez Albin Michel - 114 poèmes ; Poèmes de ma hutte de montagne, traduits par Cheng Win Fun et Hervé Collet, chez Moundarren
(2) Publié chez Tama Pof en 1996. Dans la préface de cet ouvrage, R. Sieffert écrit que "la traduction [du Sankashû] est désormais achevée" et qu'il ne reste plus qu'à en "entreprendre la publication intégrale". A ma connaissance, cela n'a jamais été fait... Ah ! comme j'aimerais mettre la main sur tous les brouillons de R. Sieffert !
(3) Jean-Noël Robert, conférence du 10 janvier 2017 au Collège de France, chaire de philologie de la civilisation japonaise. 

Index en romaji : nageke to te tsuki yaha mono wo omohasuru kakochi-gao naru waga namida kana

jeudi 9 novembre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 85 : 夜もすがら



Après une courte pause, voici le grand retour de l'amour, avec ce poème de Shun'e Hôshi (俊恵法師, le maître de la loi Shun'e). Shun'e était le fils de Minamonoto no Toshiyori et fut le maître de Kamo no Chômei, qui rapporte nombre de ses propos dans le Mumyô Shô (Notes sans titre, excellente traduction publiée chez le Bruit du temps). Si l'auteur est bien un homme, il adopte dans sa composition le point de vue d'une femme qui attend son amant (lequel ne vient pas, bien entendu). Ce poème figure également dans le Senzaishû (n° 766).


夜もすがら
もの思ふころは
明けやらで
閨のひまさへ
つれなかりけり 


(よもすがら ものおもうころは あけやらで ねやのひまさえ つれなかりけり) 

夜もすがら : 夜, la nuit ; すがら du début à la fin ; 夜もすがら est une expression qui signifie "toute la nuit" ;
もの思ふころは : もの思ふ, ce sont les pensées d'amour, le tourment amoureux, une expression que nous avons déjà rencontrée maintes fois ; ici la forme verbale est à la rentai-kei ; ころ indique ici la continuité de l'action ;
明けやらで : 明けやら est composé de 明け, renyou-kei de 明く (le jour se lève) + やら, mizenkei de やる qui a ici le sens de "faire complètement" ; à cela se raccroche la négation で : le jour tarde à se lever ;
閨のひまさへ : 閨 / ねや, c'est la chambre à coucher ; ひま, interstice, の marque le complément de nom ; さへ (さえ) a le même sens qu'en langue moderne (même) ;
つれなかりけり  : つれなかり est la renyou-kei de つれなし qui donne つれない (indifférent, froid) en langue moderne ; けり exprime l'exclamation et l'émotion.

La dame a passé la nuit à se demander si son amant allait venir ou pas ; le jour tardant à se lever - quand on ne dort pas, la nuit paraît longue - aucune lumière ne pénètre dans la chambre (par la fente de la porte, par des fentes dans les murs faits de planche ?) pour annoncer à la malheureuse la fin de cette cruelle attente. De ce fait, elle a l'impression que même l’interstice entre les panneaux coulissants de sa chambre se montre cruel et indifférent à son égard. Il ne reste plus qu'à dire tout cela en vers...

Toute cette nuit
j'ai ressassé mes pensées...
le jour tardant à s'y glisser 
même la fente de ma porte
m'a paru cruelle

Index en romaji : yomosugara mono omofu koro ha akeyarade neya no hima sahe tsurenakari keri

mercredi 25 octobre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 84 : 長らへば


Fujiwara no Kiyosuke Ason (藤原清輔朝臣), comme son père Akisuke, est un poète reconnu. Il compila pour l'empereur Nijô une anthologie qui ne put être validée en raison du décès de son commanditaire.

Ce waka, qui figure également dans le Shin Kokinshû (n° 1843), est aussi mélancolique que le poème 83 (Shunzei), peut-être pour les mêmes raisons, quoi que l'on n'en sache pas grand-chose apparemment. Toujours est-il que ces vers, dénués de jeux de mots alambiqués, me semblent d'une grande justesse psychologique.


長らへば
またこのごろや
しのばれむ
憂しと見し世ぞ
今は恋しき 

ながらえば またこのごろや しのばれん うしとみしよぞ いまはこいしき 

長らへば : ながらへ est la mizen-kei de ながらふ, équivalent de ながらえる、vivre longtemps ; ば marque l'hypothèse (un vers qui rappelle le poème 68) ;
またこのごろや : また a ici le sens de "aussi" ; このごろ, les jours présents ; や marque ici l'interrogation, le doute ;
しのばれむ : しのばれむ est formé de しのば + れ + む. しのば est la mizenkei de しのぶ (偲ぶ) qui signifie se rappeler, se souvenir avec nostalgie ; れ est la mizenkei de l'auxiliaire る et indique que l'action a lieu spontanément, sans volonté du sujet ; む exprime ici une supposition ;
憂しと見し世ぞ : 憂し évoque la tristesse, la mélancolie, la peine ; 見し est composé de 見 (renyou-kei), qui a ici le sens de "considérer comme, juger que" et de し, rentai-kei de き, marque du passé ; と est lié à 見る pour indiquer la nature du jugement ; 世, ici l'époque ; ぞ, particule emphatique grammaticalement liée à 恋しき ;
今は恋しき : 今, maintenant ; は introduit une distinction (entre le moment présent et le futur hypothétique évoqué au 1er vers) ; 恋しき est la rentai-kei de 恋し, chérir, se languir de.

Ainsi le poète se demande-t-il s'il regrettera dans quelques années les moments difficiles qu'il vit aujourd'hui, de même qu'il regrette aujourd'hui des moments vécus comme pénibles autrefois.


Si ma vie se prolonge,
de ce temps aussi un jour
me languirai-je ?
Puisque aujourd'hui me sont chers
des temps qui me semblaient amers

Index en romaji : nagaraeba mata kono goro shinobaremu ushi to mishi yo zo ima ha koishiki

mercredi 11 octobre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 83 : 世の中よ

@WikimediaCommons
Voici un poème quelque peu mélancolique de Fujiwara no Toshinari (藤原俊成), père de Teika, également connu sous le nom Shunzei (qui n'est qu'une seconde lecture de 俊成). Poète et théoricien majeur, il est l'auteur d'un traité de poétique et le compilateur de la 7e anthologie impériale, le Senzai-shû.
Shunzei vit à l'époque de la guerre de Genpei 源平. Outre le lot de misères engendrées par le conflit lui-même, les nobles de cette époque voient leur statut social s'affaiblir au profit des guerriers. On approche de la fin de l'époque Heian et bientôt le shogunat consacrera le pouvoir des 武士 (samouraï). Les intellectuels sombrent dans le pessimisme. C'est dans ce contexte que Shunzei a composé ces vers (Senzaishû, n° 1148), qui appartiennent à une séquence de
cent poèmes ayant pour thème l'expression des sentiments (plaintes) personnels (jukkai, 述懐) et comme sous-thème "le cerf" :

世の中よ
道こそなけれ
思ひ入る
山の奥にも
鹿ぞ鳴くなる

(よのなかよ みちこそなけれ おもいいる やまのおくにも しかぞなくなる)

世の中よ : 世, ce bas-monde / la société, 世の中, au sein de ce monde, よ est une interjection exclamative ;
道こそなけれ : 道, chemin, au sens de "moyen de" ; こそ, particule emphatique, est grammaticalement lié à なけれ, izen-kei de なし, équivalent de ない : il n'y a pas de chemin ;
思ひ入る : littéralement entrer (入る, rentai-kei) dans ses pensées (思ひ), équivalent de 思い込む, être plongé dans ses pensées, dans ses soucis. Et pour une fois, il ne s'agit pas de tourment amoureux ! Par ailleurs, il y a un jeu de mots sur 入る, qui peut aussi être associé au vers suivant, avec le sens de pénétrer au cœur de la montagne ;
山の奥にも : 山, la montagne, 奥, les profondeurs, l'intérieur, donc 山の奥に "au fond de la montagne" ; も a ici le sens de "même" et établit un parallèle entre le monde et la montagne (même au fond de la montagne) ;
鹿ぞ鳴くなる : 鹿, le cerf, 鳴く (shûshi-kei), crier pour un animal, mais aussi pleurer (泣く). Le brame du cerf est ici associé à l'idée de tristesse et de solitude, comme dans le poème n° 5, où nous avions aussi un cerf bramant dans les profondeurs de la montagne ; ぞ est une particule emphatique grammaticalement lié à なる, rentai-kei de なり, qui a ici un sens de supposition, de jugement basé sur les circonstances (comme らしい) : "il semble que". Le cerf semble crier/pleurer, son cri semble déchirant.

Dans ce monde, il n'y pas pas moyen d'échapper à la souffrance. Même en allant au fin fond des montagnes (ou en se faisant moine), on n'échappe pas à la tristesse de ce bas monde et de sa propre finitude (symbolisée par le cri du cerf) : 

Dans ce monde, hélas
il n'est nul chemin ; allant,
l'esprit tourmenté
au cœur des montagnes, voilà
le cerf qui pousse sa plainte !

Index en romaji : yo no naka yo michi koso nakere omoi iru yama no oku ni mo shika zo nakun aru

mercredi 4 octobre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 82 : 思ひわび



On ne sait si ce poème de Fujiwara no Atsuyori (藤原敦頼), alias Dôin Hôshi (maître de la loi Dô-in、道因法師) a été composé sur la base d'une situation réelle ou s'il s'agit tout simplement d'un sujet de concours. Dans le Senzaishû, il est néanmoins classé parmi les poèmes d'amour (n° 817).


思ひわび
さても命は
あるものを
憂きにたへぬは
涙なりけり 

(おもいわび さてもいのちは あるものを うきにたえぬは なみだなりけり) 

思ひわび : 思ひわび combine le verbe 思ふ et le verbe わぶ(侘ぶ) (renyou-kei). Le tout a le sens de 思い悩む, c'est-à-dire être tourmenté par ses pensées, ses sentiments, ici interprétés comme amoureux. On peut donc traduire 思ひわび par détresse, tourment, etc ;
さても命は : さても a ici le même sens que それでも, "même si", "bien que" et se rapporte ici à ce qui précède : "malgré ce qui me tourmente"; 命, la vie ; は est là pour opposer 命 à 涙 dans les vers suivants ;
あるものを : ある est la rentai-kei de あり, qui a le même sens que ある en japonais moderne (être, exister). ものを a le sens de pourtant, même si ;
憂きにたへぬは : 憂き est la rentai-kei de 憂し, qui a ici le sens de souffrance, たへぬ est composé de la mizen-kei de たふ(équivalent de たえる, supporter, endurer) et de la négation ぬ. に indique ce qui est insupportable (la peine) et le は fait écho à celui qui suivait 命 ;
涙なりけり : 涙, les larmes ; なり a le sens de である ; けり marque l'émotion et l'étonnement.

En résumé, le sujet oppose sa vie, qui perdure malgré les tourments d'un amour malheureux, et ses larmes qui ne peuvent supporter une telle souffrance.

De mon affliction
ma vie malgré tout s'accommode ;
cependant mes larmes,
elles, ne peuvent endurer 
une telle souffrance


Index en romaji : omoi-wabi sate mo inochi ha aru monowo uki ni taenu ha namida narikeri

mercredi 20 septembre 2017

Hyakunin isshu, poème n° 81 : ほととぎす


Voici un poème de Tokudaiji Sanesada (後徳大実定), également connu sous le titre de Tokudaiji Sadaijin (後徳大寺左大臣) puisqu'il fut ministre de la gauche (左大臣). Ces vers, publiés dans le Senzaishû (n° 161), ont été composé sur le thème "entendre le coucou au petit matin", ce qui implique l'idée d'une nuit passée à attendre le premier chant de cet oiseau, associé au début de l'été (dans le calendrier traditionnel japonais, l'été commence fin avril-début mai). Depuis le 19e siècle, le coucou est également associé au poète Shiki, mais ça, c'est une autre histoire...


ほととぎす
鳴きつる方を
ながむれば
ただ有明の
月ぞ残れる

(ほととぎす なきつるかたを ながむれば ただありあけの つきぞのこれる) 

ほととぎす :  le coucou

鳴きつる方を : 鳴き est la renyou-kei de 鳴く, crier, pour un animal ; つる est la rentai-kei de つ, une particule qui indique ici l'achèvement d'une action. つ implique en outre une notion de volonté, ce qui tend à personnifier le coucou ; 方 indique ici la direction, là où le coucou a chanté et où se tourne le regard du poète ;

ながむれば : ながむれ est la izen-kei de ながむ (眺める en langue moderne), regarder (de manière prolongée) ; la particule ば a un sens temporel, "quand" ;

ただ有明の : ただ a le même sens qu'en japonais moderne, "simple", "ordinaire" ; 有
明の月 désigne une lune (月), apparaissant tardivement dans la nuit et de ce fait toujours présente quand l'aube (有明) se lève. C'est une expression qu'on retrouve dans de nombreux poèmes ;

月ぞ残れる : ぞ est une particule emphatique, liée à る, rentai-kei de la particule り、qui indique que l'action a eu lieu et qu'elle dure dans le présent. Cette particule se raccroche à 残れ, la meirei-kei de 残る、demeurer, rester.

En résumé, lorsque le poète a tourné son regard vers l'endroit d'où venait le cri du coucou, il n'a vu que la lune qui s'attardait à l'aube. Le coucou est effectivement assez difficile à observer. C'est par ailleurs un oiseau aux mœurs curieuses, qu'on pourrait juger peu sympathiques si ce genre de jugement anthropomorphique avait un quelconque sens dans le monde animal. Mais ces considérations bassement ornithologiques nous éloignent de la poésie japonaise :-)

Quand je regarde
là où chantait le coucou
il ne reste plus
que la lune s'attardant
au petit matin

Index en romaji : hototogisu nakitsuru kata wo nagamureba tada ariake no tsuki zo nokoreru.