Une fois n'est pas coutume, l'auteur de ce poème est une femme, Ukon (右近), dame de compagnie de l'impératrice Onshi (épouse de l'empereur Daigo). On la retrouve dans plusieurs épisodes des Contes de Yamato, et notamment dans le conte n° 84 où le poème qui nous occupe aujourd'hui est introduit ainsi "La même femme [Ukon], à un homme qui lui avait juré sur sa vie qu'il ne l'oublierait jamais, après qu'il l'eut oubliée, adressa ceci "(1) :
忘らるる
身をば思はず
誓ひてし
人の命の
惜しくもあるかな
わすらるる みをばおもわず ちかいてし ひとのいのちの おしくもあるかな
忘らるる : 忘ら est la mizen-kei de 忘る (忘れる en japonais moderne), oublier ; るる est la rentai-kei de l'auxiliaire verbal る ; l'ensemble constitue une forme passive ("être oubliée") qui détermine 身, au vers suivant ;
身をば思はず : 身 a ici le sens de 私, moi, je. En bungo, la particule は peut suivre を (complément d'objet), pour la renforcer. Sa prononciation change alors en ば, comme nous le voyons ici. 思はず (mizen-kei + auxiliaire verbal ず) est la forme négative de de 思ふ (=思う), penser, prendre en considération : "ce n'est pas à moi que je pense";
誓ひてし : 誓ひ, renyou-kei de 誓ふ (誓う en japonais moderne), promettre solennellement, faire serment devant les dieux, est suivie de て (renyou-kei de l'auxiliaire verbal つ), qui indique l'achèvement, et de し est la rentai-kei de き, marque du passé. Il s'agit ici d'un serment d'amour solennel, et évidemment, celui qui a fait ce serment, c'est le traître qui a oublié notre malheureuse poétesse ;
人の命の : 人, c'est ici l'interlocuteur de "je" (身), donc l'amant oublieux. 命, signifie vie. Le premier の a sa fonction normale de complément du nom, le second marque le sujet (comme が) ;
惜しくもあるかな : 惜しく (renyou-kei) signifie regrettable, triste. ある, rentai-kei de あり (existence) a ici un rôle de verbe auxiliaire. L'objet/sujet du regret c'est 人の命. も a ici un rôle emphatique et かな marque l'exclamation.
L'idée sous-entendue dans ce poème, c'est que tout serment trahi entraîne une punition divine et que l'amant volage va donc perdre la vie, ce que l'auteur regrette ironiquement ou tristement, selon les interprétations. Dans la première hypothèse, la poétesse, pleine de froide rancœur, fait mine d'être indifférente à sa propre situation et de plaindre celui qui l'a quittée : "Que tu m'aies laissée, peu me chaut, mais je regrette qu'en trahissant ton serment tu perdes la vie. C'est dommage de mourir si jeune..."
Selon la seconde hypothèse, l'amante délaissée éprouve une réelle compassion pour celui qui l'a trahie, et craint sincèrement pour sa vie. D'après le professeur Mostow (Pictures of the Heart), c'est probablement cette interprétation qu'avait en tête Fujiwara no Teika lorsqu'il a sélectionné ce poème pour son recueil.
Néanmoins, l'introduction des Contes du Yamato fait clairement pencher la balance en faveur du sarcasme et de l'ironie. Par ailleurs, cette explication - qui semble aujourd'hui dominer - correspond mieux à la personnalité volage de la poétesse, réputée pour avoir collectionné les amants. Quoi qu'il en soit, je vous propose la traduction suivante :
Oubliée de vous
peu m'importe mon sort
c'est pour votre vie
engagée par ce serment
que se serre mon cœur !
(1) Contes de Yamato, trad. R. Sieffert, POF, 1979, p. 59
Index en romaji : wasuraruru mi woba omohazu chikahiteshi hito no inochi no waoshiku mo aru kana
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