lundi 22 avril 2013

Mon individualisme de Natsume Sôseki

Je vais vous parler aujourd'hui d'un court essai de 夏目漱石 (Natsume Sôseki), intitulé Mon individualisme (私の個人主義), traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, et publié chez Rivages poche. Il s'agit en fait d'une conférence donnée par Natsume Sôseki le 25 novembre 1914 à l'école des Pairs, une prestigieuse école de Tokyo accueillant essentiellement des fils de bonne famille. J'ai trouvé dans ce texte des propos intéressants, tant sur la construction de sa personnalité que sur le respect de celle des autres, et sur la responsabilité de ceux qui possèdent pouvoir et argent.

Pour commencer, une remarque digne d'intérêt sur l'indépendance du jugement. Sôseki explique qu'à une époque, il faisait sien les jugements des Occidentaux sur la littérature occidentale, sans pour autant les partager du fond du coeur. Mais il finit par s'apercevoir qu'il faisait fausse route :

Par exemple, si un Occidental dit que tel poème est beau ou que sa tonalité est bien trouvée, c'est l'expression de sa pensée personnelle et, quand bien même pourrais-je en tirer profit, tant que je ne partage pas ce jugement, je ne pourrais jamais le faire mien. […] Pour faire honneur à ce principe moral universel qu'est l'honnêteté, je ne dois pas transiger avec mon opinion.

Ce qui s'applique ici à la littérature peut s'étendre à tout type de jugement, esthétique ou autre : combien admirent des chefs-d’œuvre parce qu'ils sont réputés tels, combien adhèrent à des idées en se conformant à l'opinion générale, qu'elle soit fondée ou non, sans se préoccuper de ce qu'ils ressentent et pensent vraiment, sans se soucier d'être honnêtes avec eux-mêmes ?

Sôseki insiste ensuite sur l'idée que chacun doit trouver sa voie, sa place, et qu'il ne faut cesser de chercher (de piocher) tant que l'on a pas atteint ce but, sous peine d'être malheureux et de ne pouvoir épanouir sa personnalité.

Par ailleurs, je n'ai rien contre ceux qui suivent l'exemple des autres, et se satisfont d'emprunter le chemin qui a toujours existé (pourvu que leur personne soit armée de confiance et de sérénité). Mais, si tel n'est pas le cas, il faut absolument aller de l'avant jusqu'à ce que la pioche tombe juste. Je dis bien « il faut », parce que si l'on ne trouve où planter sa pioche, on en gardera une mauvaise humeur toute sa vie durant, sans jamais savoir sur quel pied danser. [...] Si vous ne posez pas vos bagages dans un endroit où votre personnalité peut se développer et si vous ne continuez pas à progresser jusqu'à ce que vous trouviez un travail qui vous aille comme un gant, vous mènerez une existence malheureuse.

Une fois que l'on a trouvé sa place, qu'importe le jugement d'autrui :

J'ai conscience d'avoir trouvé ma voie et d'y avoir persisté, peu importe si jamais vous trouvez cette voie insignifiante, car ce ne serait que le résultat de votre observation et de votre critique, et cela ne m'atteindrait nullement.

Néanmoins, Sôseki tient à donner un avertissement aux fils d'aristocrates et de bonne famille qui constituent son auditoire. Lorsqu'on a du pouvoir et de l'argent, épanouir sa personnalité peut conduire à nuire aux autres, si l'on n'a ni équilibre interne, ni conscience des devoirs et des responsabilités qu'imposent le pouvoir et la richesse. Ces derniers permettent en effet d'imposer sa personnalité aux autres, au risque de les écraser. Or, insiste Sôseki, il est indispensable respecter la personnalité, la subjectivité et la liberté des autres, en leur accordant les mêmes droits qu'à soi. Il faut renoncer à utiliser son pouvoir pour faire pression sur eux et les rendre conforme à ce qu'on voudrait qu'ils soient, de même qu'il faut s'interdire d'utiliser l'argent pour les séduire.

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C'est donc un petit cours de morale individuelle que Sôseki tente de transmettre aux futurs élites du Japon d'alors. Des principes simples et justes qui ont dû rentrer par une oreille et sortir par l'autre. Dans un Japon qui va lentement mais sûrement sombrer dans un militarisme fascisant, les appels de Sôseki au respect des individualités sonnent comme un prêche dans le désert, une voix bientôt recouverte par le tumulte des armes. Il n'en reste pas moins que ce petit essai est tout à fait intéressant, très pragmatique et que l'appel à la responsabilité des élites est toujours d'actualité.

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