mardi 12 novembre 2013

L'unification du Japon (4) - Tokugawa Ieyasu

Ieyasu, Wikimedia commons
Dernier épisode de cette série. Après Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi arrive enfin le tour du fondateur de la dernière lignée de shôgun du Japon, Tokugawa Ieyasu (je vous conseille vivement de lire les épisodes précédents si ce n'est déjà fait, sinon vous aurez du mal à suivre). Avec lui se clôt une période de guerres et s'ouvre une ère de paix, mais aussi de relative fermeture au reste du monde, la période Edo. Mais avant d'en arriver là, Ieyasu a dû faire preuve de patience et de persévérance.

Né en 1542, Ieyasu est le fils de Matsuidara Hirotada, seigneur du château d'Ozaki, dans le Mikawa. Dès son enfance, il est envoyé comme otage chez les Imagawa, les puissants daimyo du Suruga, la province voisine. La pratique des otages, qui consiste pour un vassal à envoyer un membre de sa famille chez son seigneur en gage de soumission, est très courante à l'époque, pour prévenir toute tentation de trahison. Le cas de Ieyasu est néanmoins particulier : alors qu'il devait être remis aux Imagawa, il est vendu aux Oda, qui le gardent quelques années avant de le remettre aux Imagawa. Lorsque Imagawa Yoshimoto est vaincu par Nobunaga, Ieyasu est alors libéré et devient l'allié des Oda.

Bien qu'il soit son allié (et non son vassal), le futur shôgun sert Nobunaga avec une fidélité à toute épreuve, contenant notamment la menace représentée par Takeda Shingen. Ieyasu, qui a pris en 1566 le nom de Tokugawa (ascendance Fujiwara), voue à son puissant voisin du Kai une admiration sans borne. Après la mort de Shingen, il parvient, avec l'aide de Nobunaga, à vaincre son fils Takeda Katsuyori. A cette occasion, Ieyasu, qui reçoit en récompense la province du Suruga, intègre dans son armée de nombreux soldats du Kai, adoptant également les stratégies de guerre de Takeda Shingen.

Ieyasu donne une autre preuve de sa soumission et de sa crainte à son terrible allié Nobunaga : en 1571, il sacrifie sur l'ordre de ce dernier son fils aîné, soupçonné d'intelligence avec les Takeda (avant leur défaite). En revanche, après l'attentat du Honnô-ji, Ieyasu, ne sachant trop quelle tournure vont prendre les événements, n'est pas le plus prompt à affronter Akechi Mitsuhide pour venger Nobunaga.

De même, son positionnement face à Hideyoshi reste indécis. Ieyasu, qui semble avoir peu de respect pour ce parvenu, tente finalement de s'en débarrasser en s'alliant en 1584 avec Oda Nobukatsu, un des fils de Nobunaga. Mais après deux victoires, Nobukatsu l'abandonne et Ieyasu préfère se retirer et signer une paix qui renforce ses positions et lui assure le respect de son adversaire. Le futur shogun continue à attendre son heure, en accumulant d'importantes richesses et en consolidant son clan. C'est l'existence d'un tel clan, que ne possédaient ni Nobunaga ni Hideyoshi, qui va lui permettre d'instituer une véritable dynastie, capable de se perpétuer au-delà de son fondateur. En 1590, Hideyoshi lui propose de troquer ses territoires d'origine (le Mikawa et ses propres conquêtes) contre six provinces du Kantô. Ieyasu accepte la proposition, en songeant au parti qu'il peut tirer de ces terres encore peu exploitées. C'est là qu'il fondera sa capitale, Edo. Son trésor de guerre, son clan et ses possessions territoriales font de lui le plus puissant daimyo du Japon. Hideyoshi est bien conscient de la menace que constitue Ieyasu pour les Toyotomi et son fils Hideyori. C'est pour cette raison qu'il constitue pour assurer sa succession un conseil de dix personnes, incluant Ieyasu, en espérant que leurs ambitions se neutraliseront.

A la mort d'Hideyoshi, les ambitions de Ieyasu ne font mystère pour personne. Négociant, soudoyant, menaçant pour étendre son influence, le futur shôgun se pose même en défenseur de Hideyori, rôle dans lequel il est peu crédible. C'est finalement un autre membre du conseil, Ishida Mitsunari (l'un des cinq Bugyou), qui réussit à fédérer une coalition contre les Tokugawa, au nom d'Hideyori et des Toyotomi. Le dénouement a lieu lors de la fameuse bataille de Sekigahara, en 1600. Mitsunari rassemble des daimyo de l'Ouest (les Mori) et du Centre, ainsi que d'autres membres du conseil, comme Uesugi Kagekatsu et Ukita Hideie. Le revirement en cours de bataille du dénommé Kobayakawa Hideaki, soudoyé par Ieyasu, offre la victoire aux Tokugawa. Ieyasu doit aussi une grande partie de sa victoire à ses alliés, plus qu'à ses propres forces, car les troupes menées par son fils Hidetada n'ont pu rejoindre à temps le champ de bataille, retenues par Sanada Yukimura et son père, anciens généraux d'Hideyoshi. Alors que ses adversaires sont tués ou exilés - avec une clémence calculée envers les plus puissants - Ieyasu fait de Hideyori, l'héritier d'Hideyoshi, un simple vassal, qu'il affaiblit autant que possible. Il attend encore 15 ans pour l'éliminer (1615), cherchant pour l'accuser de menées subversives un prétexte fallacieux qu'il finit par trouver (qui veut noyer son chien l'accuse de la rage). Ieyasu assiège par deux fois le château d'Osaka, siège des Toyotomi. Hideyori, qui n'a guère d'alliés, à l'exception de quelques guerriers comme Sanada Yukimura, est contraint au suicide.

Auparavant, Ieyasu s'est fait décerner en 1603 le titre de shogun, se réclamant d'une descendance des Minamoto (shôgun du bakufu de Kamakura). Il fonde ainsi le dernier bakufu de l'histoire du Japon et inaugure l'ère de la "grande paix". Il cède sa place à son fils Hidetada en 1604, tout en continuant à exercer réellement le pouvoir. L'autorité centralisée mise en place par les Tokugawa s'appuie sur deux décrets importants (1615) : l'un restreint l'armée que peut posséder chaque daimyo ; il sera plus tard complété par l'obligation pour ces derniers de passer la moitié de l'année à Edo, et d'y laisser leur famille (en otage, en quelque sorte). L'autre décret concerne la cour impériale et la noblesse, précisant la hiérarchie des titres, les codes vestimentaires, les conditions de nomination et de révocation aux principaux postes, etc. Sans vouloir usurper la place de l'empereur, Ieyasu et ses successeurs réduisent son pouvoir à néant et exercent sur lui une véritable tutelle. Par ailleurs, pour asseoir la légitimité de la lignée et effacer un peu plus le souvenir de son prédécesseur, Ieyasu, décédé en 1616, est divinisé post-mortem, comme l'avait été Hideyoshi. Le 3e shôgun de la dynastie, Iemitsu, construit pour ce culte le célèbre temple de Nikko.

Pour finir (comme si ce n'était déjà pas assez long :-)), quelques mots sur l'attitude des Tokugawa à l'égard des chrétiens et des pays étrangers. Ieyasu rétablit plus ou moins les relations diplomatiques avec la Corée (après les ravages d'Hideyoshi) et se montre d'abord arrangeant dans ses relations avec l'Europe et les chrétiens. Cette tolérance coexiste néanmoins avec des courants xénophobes et anti-chrétiens. Par ailleurs, Ieyasu et ses successeurs se méfient des velléités colonisatrices des grandes puissances catholiques que sont l'Espagne et le Portugal (craintes alimentées par les Pays-Bas et l'Angleterre). Une affaire de corruption impliquant des daimyo chrétiens précipite les choses. Inquiet, Ieyasu réagit par une interdiction totale du christianisme en deux étapes (1612 et 1614). Les fidèles qui n'ont pas choisi l'exil sont persécutés. On cherche à détecter les chrétiens cachés par l'épreuve du fumie (piétinement d'images sacrées). En 1637-38, le soulèvement de Shimabara (non loin de Nagasaki) provoque une répression particulièrement féroce. Au-delà du christianisme, les Tokugawa craignent de voir resurgir des révoltes entretenues par des courants religieux, comme ce fut le cas durant la période Sengoku. La répression s'étend d'ailleurs à des sectes bouddhiques insoumises. Un contrôle des autorités sur l'appartenance religieuse s'établit et le christianisme reste clandestin pendant plus de deux siècles. Par ailleurs, les relations avec le Portugal sont complètement rompues (1639).
Dans le même temps, le bakufu s'assure un contrôle total des relations extérieures. L'accès des pays étrangers au Japon est progressivement réduit à la presqu'île de Dejima, qui passent des Portugais aux Hollandais. Seuls quelques fiefs éloignés conservent le droit d'entretenir des relations avec d'autres pays (par exemple, le fief de Satsuma garde des relations commerciales avec la Chine). La fermeture n'est donc jamais totale, le bakufu gardant un accès aux marchandises et aux savoirs étrangers. Mais l'ouverture est très sélective et les contacts entre japonais et étrangers drastiquement limités. Ce verrouillage prendra fin avec l'arrivée des Kurofune de Perry, entraînant dans leur sillage la chute du bakufu.

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En conclusion, un petit mot sur le Tokugawa Ieyasu, shôgun suprême de Shiba Ryôtarô. L'auteur est loin d'éprouver pour Ieyasu l'affection dont il entoure Hideyoshi. Alors que les deux livres ont le même traducteur (ce n'est donc pas de sa faute), le roman consacré à Ieyasu est moins agréable à lire et souffre même de quelques (petites) redites. Mais c'est surtout le traitement réservé au premier des Tokugawa qui montre la différence. Shiba, tout en soulignant leur loyauté et leur courage, insiste lourdement sur la mentalité fruste des gens du Mikawa, leur manque de raffinement (insensibilité aux lettres ou à la cérémonie du thé), leur réticence devant toute innovation. Il montre que ces caractéristiques sont particulièrement présentes chez Ieyasu, rappelant sans cesse son caractère peu téméraire (voire un peu couard, contrairement à d'autres de ses compatriotes) et peu inventif. Il souligne aussi son avarice et ne rate pas une anecdote humiliante (en s'appuyant sur des faits réels ou des rumeurs de l'époque). Bref, Ieyasu ne sort guère grandi de ce portrait. Plus intéressant, Shiba va chercher dans le caractère du premier des shôgun Tokugawa l'explication de certaines caractéristiques du bakufu tout entier, notamment la fermeture sur l'extérieur et le rejet de la nouveauté. Si Hideyoshi, Seigneur Singe constitue incontestablement un plus grand plaisir de lecture, le portrait de Tokugawa Ieyasu mérite lui aussi un coup d'oeil.

Sources :  
Histoire du Japon des origines à nos jours, sous la dir. de Francine Hérail, Hermann, 2010
Dictionnaire historique du Japon, coll., Maisonneuve et Larose, 2002. 

1 commentaire:

Wowürze a dit…

Comme dans beaucoup de mouvements (révolutions russes, etc), le héros qui "unit" n'est souvent pas celui qui règne. Oda Nobunaga devait être dur pour son époque et il a posé les bases d'un Japon unit, puis Hideyoshi a consolidé cette idée. Finalement Tokugawa (qui était un lâche comme c'est dit par plusieurs sources) hérite un peu "du bébé".

Il reste un personnage primordial dans l'histoire du Japon. J'ai beaucoup aimé la comptine du coucou et la manière de le faire chanter !